La technique, d'après
Ellul, évolue trop rapidement pour permettre à la culture de s'y
adapter. Il en résulte un fossé entre chaque génération :
les parents deviennent ringards aux yeux de leurs enfants, ils sont
incapables de les préparer à un avenir sur lequel plane la plus
grande incertitude. Même en l'absence de toute contestation
politique, on comprend bien que l'ordre traditionnel est obsolète,
et que la notion même de rôle social prédéfini est devenue
complètement inopérante.
Certains penseurs ont pu y
voir l'avènement d'une ère fantastique de pure liberté – ils se
sont cependant lourdement trompés. Priver l'être humain de ses
constructions culturelles, c'est aussi le priver des moyens de
conceptualiser sa propre existence – c'est l'obliger à tout
réinventer depuis le début. C'est lui imposer une tâche
littéralement surhumaine, en ce qu'elle était toujours jusqu'ici
accomplie par toute une société œuvrant sur plusieurs générations.
Il est évident que l'immense majorité des hommes n'est pas à la
hauteur. C'est pourquoi, de fait, les modèles de vie n'ont pas
disparu – mais ce sont désormais les médias de masse qui se
chargent de les définir au service du développement de la
technique. Par leur caractère provisoire, par la nature des moyens
de communication par lesquels ils sont diffusés, et par leurs
objectifs, ces modèles ne peuvent pas avoir la profondeur des rôles
traditionnels – ils laissent sans réponse la plupart des questions
humaines fondamentales auxquelles la technique et l'économie sont
indifférentes.
Le vide de sens auquel est
confronté l'individu moderne ne sera pas aisément comblé.
L’hyper-spécialisation engendrée par le développement de la
technique éloigne toujours plus le travailleur du résultat de ses
efforts. Non seulement le produit du travail est approprié par
d'autres, mais son utilité même se perd dans la fragmentation
toujours plus fine des tâches. Elle peut d'ailleurs être mise en
doute quand il s'agit de manipuler l'homme pour qu'il achète
(publicité), d'aider les grands groupes à obtenir des passe-droits
(lobbying) ou de polluer par l'industrie lourde et l'agriculture
intensive. Même ceux qui sont le moins enclins à se poser des
questions se trouvent confrontés au caractère kafkaïen que
revêtent inévitablement les grandes bureaucraties (qu'elles soient
publiques ou privées) ou à la dépossession accrue résultant du
travail contractuel (uberisation).
Face à l'absurdité
croissante du monde du travail, on aurait pu s'attendre à ce que les
individus se replient sur leur vie privée. Ce n'est pas ce que l'on
observe. Le regard de l'autre, loin de permettre une distanciation
critique vis à vis de l'absurde, reproduit de façon plus viscérale
le jugement dominant, et cela même quand l'autre, en son for
intérieur, doute de ce qu'il fait. Pour les apparences, il se
sentira obligé d'exprimer l'opinion attendue, contribuant à
l'illusion du consensus et au pouvoir de la norme. Ce facteur s'est
aggravé avec l'extension de la surveillance exercée par la société
sur la vie des individus. Désormais n'importe quel propos, n'importe
quel acte est susceptible d'être rapporté et illustré sur les
réseaux sociaux. La vie privée a cessé d'être un refuge, elle est
désormais jugée en place publique. Ce sont les médias au sens
large qui, par leur pouvoir d'incarner l'opinion publique aux yeux
des individus, définissent les normes sociales. Le travail est
absurde, mais nous sommes sommés d'y trouver la réussite, le
mérite, le progrès, et bientôt l'épanouissement. Face à cette
puissante propagande, l'individu ne peut voir son propre mal-être
que comme un échec personnel honteux qu'il convient de dissimuler
aux yeux de ses pairs.
Le temps libre est donc
devenu, avec l'approbation du clergé médiatique, le domaine de la
fuite de soi par le divertissement généralisé. Il sert aussi une
autre fonction.
Le simple conformisme, si il
permet d'éviter la censure, ne permet évidemment pas de se
distinguer de la masse. Or, rien n'est plus nécessaire à l'homme
que d'affirmer sa singularité : sans cela, il devient
impossible d'exister aux yeux de l'autre et donc d'établir avec lui
une relation personnelle. Cependant, rien n'est plus radicalement
hostile à la personnalité que la massification de la culture et la
propagande d'intégration qui adapte les désirs de l'individu aux
exigences du système technique. La solution à ce paradoxe passe par
la fabrication d'un ersatz de personnalité qu'il est convenu
d'appeler identité. Comme l'avait perçu Sartre, le regard de
l'autre est chose terrible pour celui qui ne s'assume pas : il
menace constamment de nous ramener au réel de nos actes, donc à
notre médiocrité. L'identité nous permet de répondre à la
question « qui sommes nous » par autre chose que le récit
d'une existence passive.
Heureusement donc,
l'identité est en vente chez les disquaires et dans les boutiques de
prêt à porter. Par la magie des symboles, la consommation permet de
se constituer un rôle à moindre effort. Et qu'importe si le fan de
métal est en réalité un sage étudiant, si le propriétaire de Mac
est un ignare qui passe son temps à s'abrutir devant des séries, ou
si l'adepte de sagesse orientale est un matérialiste forcené.
L'habit fait le moine. L'étudiant devient Viking, l'ado attardé
devient intellectuel, le bourgeois devient mystique. Nul besoin de
faire l'effort de se conformer à l'idéal, il suffit d'y afficher
son adhésion. Mais ce n'est pas tout.
La « mauvaise foi » fait idole de tout symbole, et s'approprie en
particulier les marqueurs identitaires et les opinions politiques.
Êtes vous femme, homme, noir, musulman, homosexuel, « français
de souche » ? Un entrepreneur identitaire ne va pas tarder
à venir vous expliquer ce que vous êtes et ce que vous n'êtes pas.
La domination écrasante de la culture de masse ne peut permettre à
ces groupes aucune réelle autonomie culturelle, à supposer qu'elle
ait jamais existé. C'est pourquoi en lieu et
place de tout contenu substantiel, ces identités se fondent sur le
sentiment d'être victime et le ressentiment envers un groupe
adverse, à quoi s'ajoutent quelques stéréotypes superficiels qu'il
s'agit d'affirmer ou au contraire de rejeter. Ainsi chez les identitaires
revendiqués, on va mettre en avant le porc français, le voile
islamique ou les organes sexuels féminins, tandis que l'égalitarisme
militant s’obsédera pour les stéréotypes de genre, verra de
l'antisémitisme derrière toute critique de la finance ou du racisme
derrière toute dénonciation de la violence des jeunes de banlieue.
Ces militants ne dépendent pas moins des stéréotypes que les
identitaires : ils en ont besoin pour donner un sens à leur
combat et pour définir, en négatif, un anti-stéréotype qu'il
s'agirait de faire exister : femmes égoïstes et violentes,
hommes passifs et soumis, Juifs conservateurs et nationalistes, Noirs
naïfs et pleins de bons sentiments.
Quant aux compagnons de
route de ces mouvements qui n'en partagent pas l'identité, leur
motivation est d'un autre ordre : il s'agit d'afficher non pas
une appartenance, mais des valeurs ; de s'identifier non à un
groupe, mais au Bien. Vous voulez vous distinguer
par votre éthique, votre compassion ? Il suffit pour cela
d'afficher les bonnes opinions, d'adopter le bon langage, d'acheter
les bons produits. Utilisez l'écriture inclusive pour démontrer
votre féminisme. Achetez bio pour être écologiste. Qu'il est
facile d'être Bon ! C'est si facile, qu'on commence vite à se
sentir à l'étroit, dans l'Empire du Bien. Il faut donc sans cesse
inventer de nouveaux critères de distinction, proscrire de nouveaux
épithètes, découvrir de nouvelles discriminations. Un jour les
infirmes seront des « handicappés », le lendemain des
« personnes en situation de handicap ». Un jour il faudra
être attentif au « mansplaining », le suivant dénoncer
le racisme du logo Banania. Il est d'ailleurs intéressant de
constater que contrairement aux problèmes classiques du féminisme
(viol, exclusion de certaines professions, reproduction ), ce
nouveau sexisme, celui du « mansplaining » et du machisme
grammatical est comparativement trivial, n'est pas sujet à la mesure
statistique, et peut être résolu par un simple ajustement des codes
de la politesse. C'est curieux, c'est presque comme s'il s'agissait
d'élaborer un marqueur de classe, de distinguer symboliquement un
eux d'un nous..
Malheureusement, la vigueur
de l'estime de soi est à la hauteur des efforts consentis. C'est à
dire que la bonne conscience de ces « militants » est si
fragile qu'elle nécessite le renfort permanent des pairs et de la
machine médiatique. Seul cela peut permettre ce petit miracle
quotidien de ces féministes qui parviennent à dénoncer, le plus
sérieusement du monde, le « manspreading », sans que
cela ne déclenche aussitôt des crises de fou-rire. Le danger
extrême ressenti à la moindre critique provient du fait que le
style et les opinions politiques ne sont plus de simples attributs
d'un sujet bien défini mais constituent le cœur même d'une
identité de substitution. Il en résulte que toute critique est
vécue comme un péril existentiel et suscite des réactions
violentes.
Dans ces conditions, ce
n'est pas que le débat d'idée qui devient difficile, mais même
tout simplement la rencontre et l'intimité. L'identité devient un
écran entre soi et les autres qu'une trop grande proximité
viendrait fragiliser. Après tout, que penser d'un écologiste qui
part en vacances en avion, d'une féministe qui se maquille et fait
des régimes, d'un islamiste qui boit ou d'un antiraciste qui évite
soigneusement les quartiers sensibles ? Si par malheur l'ami,
l'amant ne partage pas votre idéologie, il ne pourra s'empêcher de
remarquer la déconnexion entre le réel et les convictions
proclamées. C'est pourquoi la « meilleure » relation
suppose un partenaire qui partage les mêmes goûts, les mêmes
opinions politiques, car alors pourra s'élaborer entre nous un pacte
tacite pour valider réciproquement nos identités respectives. La
série, la manifestation sera un trait d'union par lequel s'établira
entre nous une communion sans parole, sans échange, car ce sont là
les rituels de notre culte commun. En l'autre, Narcisse n'aime jamais
que son propre reflet.
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