samedi 16 juin 2018

Le choix de l'identité

La technique, d'après Ellul, évolue trop rapidement pour permettre à la culture de s'y adapter. Il en résulte un fossé entre chaque génération : les parents deviennent ringards aux yeux de leurs enfants, ils sont incapables de les préparer à un avenir sur lequel plane la plus grande incertitude. Même en l'absence de toute contestation politique, on comprend bien que l'ordre traditionnel est obsolète, et que la notion même de rôle social prédéfini est devenue complètement inopérante.

Certains penseurs ont pu y voir l'avènement d'une ère fantastique de pure liberté – ils se sont cependant lourdement trompés. Priver l'être humain de ses constructions culturelles, c'est aussi le priver des moyens de conceptualiser sa propre existence – c'est l'obliger à tout réinventer depuis le début. C'est lui imposer une tâche littéralement surhumaine, en ce qu'elle était toujours jusqu'ici accomplie par toute une société œuvrant sur plusieurs générations. Il est évident que l'immense majorité des hommes n'est pas à la hauteur. C'est pourquoi, de fait, les modèles de vie n'ont pas disparu – mais ce sont désormais les médias de masse qui se chargent de les définir au service du développement de la technique. Par leur caractère provisoire, par la nature des moyens de communication par lesquels ils sont diffusés, et par leurs objectifs, ces modèles ne peuvent pas avoir la profondeur des rôles traditionnels – ils laissent sans réponse la plupart des questions humaines fondamentales auxquelles la technique et l'économie sont indifférentes.

Le vide de sens auquel est confronté l'individu moderne ne sera pas aisément comblé. L’hyper-spécialisation engendrée par le développement de la technique éloigne toujours plus le travailleur du résultat de ses efforts. Non seulement le produit du travail est approprié par d'autres, mais son utilité même se perd dans la fragmentation toujours plus fine des tâches. Elle peut d'ailleurs être mise en doute quand il s'agit de manipuler l'homme pour qu'il achète (publicité), d'aider les grands groupes à obtenir des passe-droits (lobbying) ou de polluer par l'industrie lourde et l'agriculture intensive. Même ceux qui sont le moins enclins à se poser des questions se trouvent confrontés au caractère kafkaïen que revêtent inévitablement les grandes bureaucraties (qu'elles soient publiques ou privées) ou à la dépossession accrue résultant du travail contractuel (uberisation).

Face à l'absurdité croissante du monde du travail, on aurait pu s'attendre à ce que les individus se replient sur leur vie privée. Ce n'est pas ce que l'on observe. Le regard de l'autre, loin de permettre une distanciation critique vis à vis de l'absurde, reproduit de façon plus viscérale le jugement dominant, et cela même quand l'autre, en son for intérieur, doute de ce qu'il fait. Pour les apparences, il se sentira obligé d'exprimer l'opinion attendue, contribuant à l'illusion du consensus et au pouvoir de la norme. Ce facteur s'est aggravé avec l'extension de la surveillance exercée par la société sur la vie des individus. Désormais n'importe quel propos, n'importe quel acte est susceptible d'être rapporté et illustré sur les réseaux sociaux. La vie privée a cessé d'être un refuge, elle est désormais jugée en place publique. Ce sont les médias au sens large qui, par leur pouvoir d'incarner l'opinion publique aux yeux des individus, définissent les normes sociales. Le travail est absurde, mais nous sommes sommés d'y trouver la réussite, le mérite, le progrès, et bientôt l'épanouissement. Face à cette puissante propagande, l'individu ne peut voir son propre mal-être que comme un échec personnel honteux qu'il convient de dissimuler aux yeux de ses pairs.

Le temps libre est donc devenu, avec l'approbation du clergé médiatique, le domaine de la fuite de soi par le divertissement généralisé. Il sert aussi une autre fonction.
Le simple conformisme, si il permet d'éviter la censure, ne permet évidemment pas de se distinguer de la masse. Or, rien n'est plus nécessaire à l'homme que d'affirmer sa singularité : sans cela, il devient impossible d'exister aux yeux de l'autre et donc d'établir avec lui une relation personnelle. Cependant, rien n'est plus radicalement hostile à la personnalité que la massification de la culture et la propagande d'intégration qui adapte les désirs de l'individu aux exigences du système technique. La solution à ce paradoxe passe par la fabrication d'un ersatz de personnalité qu'il est convenu d'appeler identité. Comme l'avait perçu Sartre, le regard de l'autre est chose terrible pour celui qui ne s'assume pas : il menace constamment de nous ramener au réel de nos actes, donc à notre médiocrité. L'identité nous permet de répondre à la question « qui sommes nous » par autre chose que le récit d'une existence passive.

Heureusement donc, l'identité est en vente chez les disquaires et dans les boutiques de prêt à porter. Par la magie des symboles, la consommation permet de se constituer un rôle à moindre effort. Et qu'importe si le fan de métal est en réalité un sage étudiant, si le propriétaire de Mac est un ignare qui passe son temps à s'abrutir devant des séries, ou si l'adepte de sagesse orientale est un matérialiste forcené. L'habit fait le moine. L'étudiant devient Viking, l'ado attardé devient intellectuel, le bourgeois devient mystique. Nul besoin de faire l'effort de se conformer à l'idéal, il suffit d'y afficher son adhésion. Mais ce n'est pas tout.

La « mauvaise foi » fait idole de tout symbole, et s'approprie en particulier les marqueurs identitaires et les opinions politiques. Êtes vous femme, homme, noir, musulman, homosexuel, « français de souche » ? Un entrepreneur identitaire ne va pas tarder à venir vous expliquer ce que vous êtes et ce que vous n'êtes pas. La domination écrasante de la culture de masse ne peut permettre à ces groupes aucune réelle autonomie culturelle, à supposer qu'elle ait jamais existé. C'est pourquoi en lieu et place de tout contenu substantiel, ces identités se fondent sur le sentiment d'être victime et le ressentiment envers un groupe adverse, à quoi s'ajoutent quelques stéréotypes superficiels qu'il s'agit d'affirmer ou au contraire de rejeter. Ainsi chez les identitaires revendiqués, on va mettre en avant le porc français, le voile islamique ou les organes sexuels féminins, tandis que l'égalitarisme militant s’obsédera pour les stéréotypes de genre, verra de l'antisémitisme derrière toute critique de la finance ou du racisme derrière toute dénonciation de la violence des jeunes de banlieue. Ces militants ne dépendent pas moins des stéréotypes que les identitaires : ils en ont besoin pour donner un sens à leur combat et pour définir, en négatif, un anti-stéréotype qu'il s'agirait de faire exister : femmes égoïstes et violentes, hommes passifs et soumis, Juifs conservateurs et nationalistes, Noirs naïfs et pleins de bons sentiments.

Quant aux compagnons de route de ces mouvements qui n'en partagent pas l'identité, leur motivation est d'un autre ordre : il s'agit d'afficher non pas une appartenance, mais des valeurs ; de s'identifier non à un groupe, mais au Bien. Vous voulez vous distinguer par votre éthique, votre compassion ? Il suffit pour cela d'afficher les bonnes opinions, d'adopter le bon langage, d'acheter les bons produits. Utilisez l'écriture inclusive pour démontrer votre féminisme. Achetez bio pour être écologiste. Qu'il est facile d'être Bon ! C'est si facile, qu'on commence vite à se sentir à l'étroit, dans l'Empire du Bien. Il faut donc sans cesse inventer de nouveaux critères de distinction, proscrire de nouveaux épithètes, découvrir de nouvelles discriminations. Un jour les infirmes seront des « handicappés », le lendemain des « personnes en situation de handicap ». Un jour il faudra être attentif au « mansplaining », le suivant dénoncer le racisme du logo Banania. Il est d'ailleurs intéressant de constater que contrairement aux problèmes classiques du féminisme (viol, exclusion de certaines professions, reproduction ), ce nouveau sexisme, celui du « mansplaining » et du machisme grammatical est comparativement trivial, n'est pas sujet à la mesure statistique, et peut être résolu par un simple ajustement des codes de la politesse. C'est curieux, c'est presque comme s'il s'agissait d'élaborer un marqueur de classe, de distinguer symboliquement un eux d'un nous..

Malheureusement, la vigueur de l'estime de soi est à la hauteur des efforts consentis. C'est à dire que la bonne conscience de ces « militants » est si fragile qu'elle nécessite le renfort permanent des pairs et de la machine médiatique. Seul cela peut permettre ce petit miracle quotidien de ces féministes qui parviennent à dénoncer, le plus sérieusement du monde, le « manspreading », sans que cela ne déclenche aussitôt des crises de fou-rire. Le danger extrême ressenti à la moindre critique provient du fait que le style et les opinions politiques ne sont plus de simples attributs d'un sujet bien défini mais constituent le cœur même d'une identité de substitution. Il en résulte que toute critique est vécue comme un péril existentiel et suscite des réactions violentes.

Dans ces conditions, ce n'est pas que le débat d'idée qui devient difficile, mais même tout simplement la rencontre et l'intimité. L'identité devient un écran entre soi et les autres qu'une trop grande proximité viendrait fragiliser. Après tout, que penser d'un écologiste qui part en vacances en avion, d'une féministe qui se maquille et fait des régimes, d'un islamiste qui boit ou d'un antiraciste qui évite soigneusement les quartiers sensibles ? Si par malheur l'ami, l'amant ne partage pas votre idéologie, il ne pourra s'empêcher de remarquer la déconnexion entre le réel et les convictions proclamées. C'est pourquoi la « meilleure » relation suppose un partenaire qui partage les mêmes goûts, les mêmes opinions politiques, car alors pourra s'élaborer entre nous un pacte tacite pour valider réciproquement nos identités respectives. La série, la manifestation sera un trait d'union par lequel s'établira entre nous une communion sans parole, sans échange, car ce sont là les rituels de notre culte commun. En l'autre, Narcisse n'aime jamais que son propre reflet.