vendredi 11 mai 2018

Le désir de sécurité

De gauche comme de droite, un discours anxiogène pousse les citoyens dans les bras tendus de l'appareil sécuritaire. Comme des millions d'autre Français, j'ai participé à la manifestation du 11 Janvier 2015, afin je le pensais de montrer mon soutien à la liberté d'expression. Solidarité, deuil, liberté d'expression – les motivations de ce rassemblement étaient diverses et confuses.

La conclusion qu'en a tiré l'Elysée, cependant, fut on ne peut plus claire : quatre millions de moutons attendaient qu'un berger les protège du loup. Message reçu cinq sur cinq par le gouvernement, qui prend dans la foulée des mesures sécuritaires, et déclarera dix mois plus tard l'Etat d'urgence, avec toutes les conséquences que l'on sait : assignations à résidence, perquisition administrative, interdiction des manifestations. Au delà de la propagande étatique, nombreux sont les groupes de citoyens qui réclament haut et fort la protection de l'Etat. « Mais que fait la police ? », hurlent ils tous en cœur. Blocage des universités, harcèlement sexuel, violences des manifestants ; les motifs sont diverses mais la conclusion est la même : l'autorité suprême doit agir. Et l'Etat de s'avancer souriant pour proposer Ses solutions : caméras CCTV dans les espaces publics, surveillance des réseaux sociaux, fichage généralisé de tous les « indésirables ». Le citoyen accueille avec soulagement son enfermement dans un cocon qui préserve son confort et sa tranquillité d'esprit, persuadé qu'à l'extérieur rôdent des menaces contre lesquels il est impuissant.

Les ennemis ainsi désignés doivent être sans visage, car l'angoisse est maximale quand le monstre peut se présenter sous les traits de n'importe qui. Ainsi on nous assure que n'importe quel homme est un violeur potentiel, même et surtout les amis et les amants. De même, le terrorisme ne peut être le fait des seuls fanatiques islamises : il faut faire de la radicalisation un danger universel, susceptible de happer n'importe quel jeune laissé sans surveillance sur internet. D'ailleurs, les médias se sont attachés à nous montrer des terroristes de toutes origines, sous le touchant prétexte du « pas d'amalgames ». Prétexte qui s'est révélé bien creux quand par la suite il a été question de l'  « islam de France » et que les musulmans ont été sommés de s'expliquer. Si ce ne pouvait être tous les Français, il fallait au moins que ce puisse être tous les musulmans. Si à chaque fois que nous croisons un Arabe, nous nous l'imaginons sortir de son sac une kalachnikov au cri d'  « Allahu Akbar », nous serons dans un état d'angoisse conforme aux objectifs de la propagande. Mais le « pas d'amalgames », qui doit entretenir le doute vis à vis des non-musulmans, sert aussi à éviter que la peur ne se concrétise en rejet : l'ennemi qui est tout le monde, n'est par la même personne, c'est à dire personne en particulier.

En effet, la propagande sécuritaire doit toujours supposer l'unité de la Cité assiégée, afin de justifier que les murs nous protègent. L'ennemi doit rester potentiel : si il est potentiellement chaque homme, chaque musulman, vous l'homme ou le musulman particulier vous savez innocent de ces soupçons, ce n'est donc pas vous qui êtes visé, vous êtes du bon côté. Il serait malvenu de vous opposer à ces mesures qu'on prend « pour notre sécurité », on risquerait de vous compter au nombre des ennemis.

Le danger se situe donc toujours dans un ailleurs fantasmé, le réel de nos vies se devant lui d'être rassurant. C'est le grand paradoxe de cette « pensée »  que d'y voir cohabiter l'angoisse d'un Mal omniprésent et une profonde niaiserie quant à sa réalité. Ainsi, la réaction de nombreux Français face aux attentats de Charlie Hebdo a été, « face à la haine », de clamer leur tristesse et de s'identifier aux victimes. S'imaginaient ils que cela aurait un quelconque effet sur les islamistes ? A leur place, je serais plutôt satisfait d'avoir réussi à blesser et à choquer tant de mécréants. On voit maintenant régulièrement des affiches de prévention contre le viol qui nous informent que « Non, c'est non », ou que « Si tu la forces, c'est un viol ». La Palice en aurait dit autant. La géniale trouvaille derrière ces campagnes semble être l'idée que si des hommes violent, c'est qu'ils sont ignorants de la gravité de leurs actes. Pourquoi agiraient ils ainsi sinon ? Comment pourraient ils être insensibles aux larmes de leurs victimes ? Dans ce curieux monde de lapins tueurs, le Mal est partout, mais il peut être combattu à coup d'éditos et de rééducation publicitaire. Il n'est pas surprenant que des êtres d'une telle naïveté aient l'impression d'une menace diffuse et aléatoire : quand on manque à ce point de discernement, on pourrait tel le Petit Chaperon Rouge se laisser abuser par un loup en habits de grand-mère. Cela sert bien sûr l'extension de l'appareil policier.

Pour que le besoin de protection se fasse sentir, il faut en effet que les citoyens aient été dépossédés des moyens de veiller à leur propre sécurité. Cela passe par l'abolition du discernement et l'ignorance du mal, qui mènent l'individu dans des situations qui le laissent désemparé. Son impuissance est scellée par l'atomisation de la société et la disparition concomitante du civisme. Ainsi quand une agression a lieu dans les transports en commun, personne ne réagit : « ce n'est pas mon problème », rationalise-t-on. « Peut-être se connaissent ils, peut être est-ce un jeu entre eux. Et si j'interviens et que cet homme s'en prend à moi ? » Privé de repères, incertain des limites entre l'accepté et l'interdit, doutant du secours de ses voisins, lâche et égoïste, l'individu contemporain est bien incapable de défendre qui que ce soit. Il aime tant son confort mental qu'il préfère nier la réalité qu'il a sous les yeux pour ne pas devoir admettre dans son cocon la présence du Mal.

Le confort du quotidien est devenu le souverain bien.
Ainsi quant a lieu une grève ou un blocage, la première réaction de nombreux commentateurs est de pleurnicher sur le sort du « bon citoyen » qui s'efforçant sagement de se rendre à son travail ou de poursuivre ses études, trouve sa routine perturbée par des « agitateurs ». Egratigner le cocon, voilà maintenant le seul véritable crime. Tous les écarts à l'ordre se fondent en un, les degrés de gravité sont aplanis. Une main au fesse dans les transports est assimilée au viol dans la catégorie des « agressions sexuelles ». Tags et occupations sont maintenant des « violences ». L'intitulé de la manifestation « La Fête à Macron » dissimule un appel à la violence politique. En dehors du centre mou, la politique est peuplée de « fascistes », de « réactionnaires », de « populistes », ou de « communistes » admirateurs des « pires dictatures ». On se demande comment auraient été nommés Gandhi ou Martin Luther King, mais on peut supposer que la police aurait été invoquée pour « rétablir l'ordre » et réprimer des manifestations « illégales ».

Cette cacophonie est le fait d'individus insulaires habitués à la flatterie permanente de leurs pairs et de leurs serviteurs technologiques. Quand les pensées sont mises en concurrence dans le bazar des médias de masse, rien n'est plus facile que de zapper celles qui vous déplaisent pour aller vous abreuver d'un discours qui conforte vos préjugés. La disparition de la socialisation dans les espaces publics et la ségrégation de l'habitat vous préservent de toute rencontre hasardeuse qui ne serait pas au programme de votre parcours professionnel. Classes de Lycée, fac, entreprise, « réseau social », voilà l'univers étroit dans lequel évoluent les classes moyennes d'aujourd'hui. L'amour même ne peut être laissé au hasard de la rencontre, il doit être planifié et rationalisé par des entreprises sur la base de la compatibilité supposée des goûts et des intérêts. A l'instar des mariages arrangés de l'Ancien régime, on s'échange des photos et des descriptifs avant toute entrevue. Ainsi, l'individu peut s'assurer que jamais un sentiment imprévu ne viendra troubler son tranquille entre-soi social.

Habitué à l'obéissance de la technique qui lui dit ce qu'il veut entendre, lui montre ce qu'il veut voir et se tait quand il la congédie, l'homme moderne a de plus en plus de mal à supporter la différence et le désaccord, la volonté propre dont est animé l'être humain et qui échappe à son contrôle. Alors il lui faut encadrer, réglementer, prohiber, afin que les actes d'autrui retrouvent un caractère prévisible et puissent se fondre dans le néant du quotidien. Cela ne peut se faire par la morale, puisque les normes se sont estompées, et qu'en rebâtir de nouvelles supposerait de persuader ses pairs et de se frotter à leur altérité. Il faut donc avoir recours à la loi : c'est l'envie de pénal dont s'est moqué Philippe Muray. Ainsi, nous avons eu le droit à la criminalisation du « harcèlement » et des « propos discriminatoires » dans des termes très vagues, car c'est bien connu, la Justice est notre amie et personne ne songerait à user des des termes exacts pour aller au delà de l'esprit généreux et protecteur de ces lois. Les conséquences n'ont pas tardé à se faire sentir : en 2010 , des militants ont découvert à leurs dépends que l'appel au boycott des produits israëliens était illégal au motif qu'il constitue une « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ». Les lois contre le harcèlement sexuel ont été tellement efficaces qu' actuellement, « 85 % des femmes et 78% des hommes considéreraient que la séduction au travail n'est désormais plus possible ». Gageons que cela améliorera la productivité de nos employés maintenant débarrassés de ces coupables distractions.

Peu nombreux, cependant, sont ceux qui s'émeuvent de ces libertés perdues. Au contraire, beaucoup ont le sentiment d'avoir acquis de nouveaux droits : le droit de ne pas être offensé, le droit de ne pas être importuné, en somme le droit d'être tenu à l'écart du monde réel et de son inconvenante diversité. Nous avons trop tendance à penser que le principal obstacle à la liberté réside dans les règles qui nous sont imposées, or rien n'est plus faux, car c'est nous qui appelons de nos vœux cet enfermement. L'exercice de la liberté suppose en effet un effort permanent de réflexion, de remise en question de ses choix et d'expérimentation des possibles. Dès lors que la tranquillité d'esprit devient le souverain bien, un tel effort devient inadmissible et l'individu réclame qu'on lui serve sur un plateau une pensée prémâchée et un mode de vie produit en série. Il applaudit alors l'extension du système sécuritaire.