vendredi 21 février 2020

L'égalité en tant que notion politique


Dans un billet précédent, je critiquais la manière dont le concept d’égalité a été dévoyé par certains courants de la gauche, qui la confondent avec l’égalitarisme.
Cependant, l’égalité a aussi ses ennemis, non seulement à l’extrême droite mais dans l’ensemble de l’élite gouvernante, où derrière une démagogie trompeuse se cache la croyance en la supériorité de la classe managériale et de ses « compétences » sur le reste de la population. Les déclarations du médiatique docteur Laurent Alexandre à propos des « imbéciles » en sont un bon exemple – les médecins par ailleurs ont un penchant historiquement avéré pour ce type de classification des être humains, qui les met en position d’autorité en tant que garants du sain et du normal, la dérive eugéniste étant un danger inhérent à la profession.

L’ élitisme en tant que vision du monde naît le plus souvent de la constatation de l’inégalité naturelle et de la supériorité innée de certains hommes sur d’autres dans divers domaines. C’est l’erreur de l’égalitarisme que de nier ou d’ignorer sciemment ces différences pourtant évidentes, et c’est l’erreur de l’élitisme que d’en conclure hâtivement à la nécessité de confier les rênes du pouvoir à ceux qui, en général, le possèdent déjà (l’élitisme est rarement une doctrine révolutionnaire). En effet, dans leur considération des différentes vertus qui pourraient amener à classer certains individus comme meilleurs que d’autres, les élitistes font souvent preuve d’une singulière myopie. La possession du pouvoir sera justifiée tantôt au nom des vertus guerrières, tantôt au nom des vertus morales, tantôt au nom de l’intelligence, suivant que ce sont des guerriers, des prêtres ou des technocrates qui gouvernent. Comme tous ces ordres existent dans à peu près toutes les sociétés, ce genre de discours élitiste ne nous renseigne que sur l’état du rapport de force entre ces différentes fonctions, ne faisant que réitérer le système de valeur propre à un métier ou une vocation. Il manque, crucialement, la raison pour laquelle la possession d’une vertu individuelle devrait mériter l’attribution du pouvoir sur autrui. Qu’est-ce qu’autrui en a à cirer, de votre intelligence, ou de votre talent pour le combat ? Il peut la respecter, l’honorer même, mais ça ne signifie pas qu’il doive vous obéir.

Un être humain ne peut pas vivre à la place d’un autre, sa vie est irremplaçable ; il ne peut ni ne doit accepter de se sacrifier au profit d’un inconnu, sous prétexte que cet inconnu serait un « être supérieur ». Le postulat qu’il y a des vies qui vaudraient plus que d’autres, à supposer qu’il ait un sens, n’a donc aucune légitimité politique, puisqu’à chaque individu sa propre existence sera plus précieuse que celle des êtres prétendus supérieurs. Le fondement de l’autorité d’une élite n’est donc pas sa valeur supérieure, mais sa capacité à servir les intérêts de la collectivité. Les talents de l’élite n’ont de valeur politique que dans la mesure où ils servent l’intérêt général. Or, comment garantir que l’élite remplira sa fonction, au lieu de ne viser que son intérêt particulier ? Pour cela, il est nécessaire de donner à l’ensemble de la population le moyen de se faire entendre de l’élite, et ce de manière contraignante, car compter sur la bonne volonté en politique est excessivement naïf.

On pense souvent que la corruption se manifeste par la poursuite explicite de l’intérêt privé aux dépends de l’intérêt général. Qui a tant soit peu observé les couches supérieures de la société constatera au contraire que la poursuite de l’intérêt privé se fait souvent en toute bonne foi au nom de l’intérêt général. Il n’est que trop facile de confondre son intérêt particulier avec l’ intérêt général, et c’est pourquoi les membres de l’élite peuvent penser qu’ils pourraient se dispenser de la démocratie. La bonne façon de juger des motivations de l’élite n’est cependant pas de se référer à ses mots ou à ses sentiments, mais d’examiner systématiquement les conséquences de ses décisions, qui seules importent politiquement. Or, en jouant à ce jeu avec l’élite contemporaine, on constate que les politiques qu’elle poursuit depuis les années 80s, à savoir la mondialisation, l’Europe, l’immigration, ont toutes contribué à précariser le travailleur français, à l’affaiblir vis à vis de l’employeur et de la loi. Il ne s’agit pas de phénomènes subtils. Quand, depuis des décennies, le gouvernement français laisse des régions entières se désindustrialiser, les emplois partir à l’étranger et permet maintenant même que des industries stratégiques filent entre des mains étrangères, on est obligé de conclure que l’élite française ne défend pas l’intérêt général. Quand l’élite met autant de persistance à avancer dans la mauvaise direction, ses compétences ne sont pas un argument en sa faveur, au contraire, elles la rendent plus dangereuse et attestent de ses mauvaises intentions.

L’évaluation de la « compétence » et sa définition même ne sont par ailleurs que des procédures bureaucratiques internes toutes aussi sujettes à la dérive et à la corruption que le reste de l’édifice institutionnel. Il n’y a qu’à voir la façon dont des universités américaines prestigieuses promeuvent actuellement des cours d’ « études de genre » et d’ « études de race » consternants de débilité anhistorique et ethnocentriste (les Européens seuls coupables d’impérialisme et d’esclavagisme). Les prétendues « sciences  sociales » ainsi que la médecine sont confrontées à la « crise de la réplication » qui montre qu’une bonne partie de leur production « scientifique » est faite d’interprétation d’évènements aléatoires, à l’instar de l’astrologie ou de la divination. Ces institutions, cependant, décernent des brevets de compétence dont la validité sociale est incontestée, et les experts issus de l’économie et des « sciences sociales » sont régulièrement invités à la télévision en tant qu’autorité sur ces sujets. Ces experts, qui s’appuient sur la science pour prétendre à l’autorité, feraient bien de s’aviser que la vraie science, elle, n’admet aucune théorie sans l’avoir confrontée à l’expérience. Le réel s’impose inéluctablement aux constructions de l’intellect, et ce dernier doit s’adapter s’il ne veut pas délirer. Or en politique, le réel c’est la vie quotidienne des citoyens dont le pouvoir est censé défendre les intérêts. Nul n’est mieux placé qu’eux pour l’observer ; c’est par l’agrégation de leurs observations, par le vote et le référendum, que la démocratie permet au réel de l’emporter sur les délires des mandarins. Quelles que soient les ruses de la communication que le pouvoir déploie pour tenter de maquiller ses échecs, l’érosion constante de leur niveau de vie ne peut être dissimulée aux yeux des citoyens. Par le vote sanction, ils dégagent alors l’élite qui a failli pour la remplacer par une autre faction qui lui promet mieux.

Cela suppose néanmoins que certaines parties de l’élite soient disposées à incarner le renouvellement. La crise actuelle de la démocratie vient de ce que pendant longtemps, les électeurs n’ont trouvé aucun candidat pour leur proposer une politique réellement différente du néolibéralisme sur lequel les deux partis dominants se contentaient d’ajouter leurs touches cosmétiques « de gauche » ou « de droite ». Le problème est que le vote, à lui seul, ne suffit pas à imposer à la classe politique d’autres intérêts que ses propres intérêts de classe. Entre disposer pendant cinq années de plus de la présidence de la république et recevoir les multiples récompenses (emplois, cadeaux, réseau) que sait prodiguer l’oligarchie à ceux qui la défendent, le choix est vite fait. Avec Emmanuel Macron, le président ne fait même plus semblant de tenir compte de ce que pensent les Français : sûr d’être richement récompensé de ses bons et loyaux services, Macron « assume » son impopularité. Il en va de même pour les « experts », mandarins et intellectuels organiques du régime : on ne tient aucun compte de la justesse de leurs conseils, seul compte le fait qu’ils aient appuyé les bons intérêts au moment où ceux-ci avaient besoin d’eux. Des noms comme Alain Minc, Jacques Attali, BHL sont des constantes du paysage télévisuel français, aussi inoxydables que Michel Drücker, tout en n’ayant aucunement la popularité de ce dernier.

Pour mettre fin à ce triste spectacle, il est indispensable de rendre l’élite responsable de ses décisions devant l’électorat. L’expertise nécessaire au fonctionnement d’un Etat moderne doit s’exercer dans le cadre d’un mandat attribué à un élu, et soumise à une évaluation publique par une assemblée citoyenne. Au lieu de simplement déchoir l’élu de ses fonctions, l’évaluation doit permettre de le juger et de le sanctionner si jamais il s’avère qu’il a failli par rapport à ses engagements. De telles mesures permettraient non seulement de lutter contre la corruption, mais aussi d’améliorer la compétence des élites – leur compétence réelle, pas l’ersatz que mesurent les diplômes et la réputation. Comme l’a théorisé l’intellectuel américain Nassim Nicholas Taleb dans son livre « Skin in the game » , seule la prise de risque personnel constitue une épreuve suffisante pour distinguer la compétence. Inversement, ceux qui prennent des décisions sans avoir à en assumer les conséquences peuvent se permettre de tenir plein de belles théories sans se préoccuper de leur validité – comme notre élite actuelle.