Dans un
billet précédent, je critiquais la manière dont le concept
d’égalité a été dévoyé par certains courants de la gauche,
qui la confondent avec l’égalitarisme.
Cependant,
l’égalité a aussi ses ennemis, non seulement à l’extrême
droite mais dans l’ensemble de l’élite gouvernante, où derrière
une démagogie trompeuse se cache la croyance en la supériorité de
la classe managériale et de ses « compétences » sur le
reste de la population. Les déclarations du médiatique docteur
Laurent Alexandre à propos des « imbéciles » en sont un
bon exemple – les médecins par ailleurs ont un penchant
historiquement avéré pour ce type de classification des être
humains, qui les met en position d’autorité en tant que garants du
sain et du normal, la dérive eugéniste étant un danger inhérent à
la profession.
L’
élitisme en tant que vision du monde naît le plus souvent de la
constatation de l’inégalité naturelle et de la supériorité
innée de certains hommes sur d’autres dans divers domaines. C’est
l’erreur de l’égalitarisme que de nier ou d’ignorer sciemment
ces différences pourtant évidentes, et c’est l’erreur de
l’élitisme que d’en conclure hâtivement à la nécessité de
confier les rênes du pouvoir à ceux qui, en général, le possèdent
déjà (l’élitisme est rarement une doctrine révolutionnaire).
En effet, dans leur considération des différentes vertus qui
pourraient amener à classer certains individus comme meilleurs que
d’autres, les élitistes font souvent preuve d’une singulière
myopie. La possession du pouvoir sera justifiée tantôt au nom des
vertus guerrières, tantôt au nom des vertus morales, tantôt au nom
de l’intelligence, suivant que ce sont des guerriers, des prêtres
ou des technocrates qui gouvernent. Comme tous ces ordres existent
dans à peu près toutes les sociétés, ce genre de discours
élitiste ne nous renseigne que sur l’état du rapport de force
entre ces différentes fonctions, ne faisant que réitérer le
système de valeur propre à un métier ou une vocation. Il manque,
crucialement, la raison pour laquelle la possession d’une vertu
individuelle devrait mériter l’attribution du pouvoir sur autrui.
Qu’est-ce qu’autrui en a à cirer, de votre intelligence, ou de
votre talent pour le combat ? Il peut la respecter, l’honorer
même, mais ça ne signifie pas qu’il doive vous obéir.
Un être
humain ne peut pas vivre à la place d’un autre, sa vie est
irremplaçable ; il ne peut ni ne doit accepter de se sacrifier
au profit d’un inconnu, sous prétexte que cet inconnu serait un
« être supérieur ». Le postulat qu’il y a des vies
qui vaudraient plus que d’autres, à supposer qu’il ait un sens,
n’a donc aucune légitimité politique, puisqu’à chaque individu
sa propre existence sera plus précieuse que celle des êtres
prétendus supérieurs. Le fondement de l’autorité d’une élite
n’est donc pas sa valeur supérieure, mais sa capacité à servir
les intérêts de la collectivité. Les talents de l’élite n’ont
de valeur politique que dans la mesure où ils servent l’intérêt
général. Or, comment garantir que l’élite remplira sa fonction,
au lieu de ne viser que son intérêt particulier ? Pour cela,
il est nécessaire de donner à l’ensemble de la population le
moyen de se faire entendre de l’élite, et ce de manière
contraignante, car compter sur la bonne volonté en politique est
excessivement naïf.
On
pense souvent que la corruption se manifeste par la poursuite
explicite de l’intérêt privé aux dépends de l’intérêt
général. Qui a tant soit peu observé les couches supérieures de
la société constatera au contraire que la poursuite de l’intérêt
privé se fait souvent en toute bonne foi au nom de l’intérêt
général. Il n’est que trop facile de confondre son intérêt
particulier avec l’ intérêt général, et c’est pourquoi les
membres de l’élite peuvent penser qu’ils pourraient se dispenser
de la démocratie. La bonne façon de juger des motivations de
l’élite n’est cependant pas de se référer à ses mots ou à
ses sentiments, mais d’examiner systématiquement les conséquences
de ses décisions, qui seules importent politiquement. Or, en jouant
à ce jeu avec l’élite contemporaine, on constate que les
politiques qu’elle poursuit depuis les années 80s, à savoir la
mondialisation, l’Europe, l’immigration, ont toutes contribué à
précariser le travailleur français, à l’affaiblir vis à vis de
l’employeur et de la loi. Il ne s’agit pas de phénomènes
subtils. Quand, depuis des décennies, le gouvernement français
laisse des régions entières se désindustrialiser, les emplois
partir à l’étranger et permet maintenant même que des industries
stratégiques filent entre des mains étrangères, on est obligé de
conclure que l’élite française ne défend pas l’intérêt
général. Quand l’élite met autant de persistance à avancer dans
la mauvaise direction, ses compétences ne sont pas un argument en sa
faveur, au contraire, elles la rendent plus dangereuse et attestent
de ses mauvaises intentions.
L’évaluation
de la « compétence » et sa définition même ne sont par
ailleurs que des procédures bureaucratiques internes toutes aussi
sujettes à la dérive et à la corruption que le reste de l’édifice
institutionnel. Il n’y a qu’à voir la façon dont des
universités américaines prestigieuses promeuvent actuellement des
cours d’ « études de genre » et d’ « études
de race » consternants de débilité anhistorique et
ethnocentriste (les Européens seuls coupables d’impérialisme et
d’esclavagisme). Les prétendues « sciences sociales »
ainsi que la médecine sont confrontées à la « crise de la
réplication » qui montre qu’une bonne partie de leur
production « scientifique » est faite d’interprétation
d’évènements aléatoires, à l’instar de l’astrologie ou de
la divination. Ces institutions, cependant, décernent des brevets de
compétence dont la validité sociale est incontestée, et les
experts issus de l’économie et des « sciences sociales »
sont régulièrement invités à la télévision en tant qu’autorité
sur ces sujets. Ces experts, qui s’appuient sur la science pour
prétendre à l’autorité, feraient bien de s’aviser que la vraie
science, elle, n’admet aucune théorie sans l’avoir confrontée à
l’expérience. Le réel s’impose inéluctablement aux
constructions de l’intellect, et ce dernier doit s’adapter s’il
ne veut pas délirer. Or en politique, le réel c’est la vie
quotidienne des citoyens dont le pouvoir est censé défendre les
intérêts. Nul n’est mieux placé qu’eux pour l’observer ;
c’est par l’agrégation de leurs observations, par le vote et le
référendum, que la démocratie permet au réel de l’emporter sur
les délires des mandarins. Quelles que soient les ruses de la
communication que le pouvoir déploie pour tenter de maquiller ses
échecs, l’érosion constante de leur niveau de vie ne peut être
dissimulée aux yeux des citoyens. Par le vote sanction, ils dégagent
alors l’élite qui a failli pour la remplacer par une autre faction
qui lui promet mieux.
Cela
suppose néanmoins que certaines parties de l’élite soient
disposées à incarner le renouvellement. La crise actuelle de la
démocratie vient de ce que pendant longtemps, les électeurs n’ont
trouvé aucun candidat pour leur proposer une politique réellement
différente du néolibéralisme sur lequel les deux partis dominants
se contentaient d’ajouter leurs touches cosmétiques « de
gauche » ou « de droite ». Le problème est que le
vote, à lui seul, ne suffit pas à imposer à la classe politique
d’autres intérêts que ses propres intérêts de classe. Entre
disposer pendant cinq années de plus de la présidence de la
république et recevoir les multiples récompenses (emplois, cadeaux,
réseau) que sait prodiguer l’oligarchie à ceux qui la défendent,
le choix est vite fait. Avec Emmanuel Macron, le président ne fait
même plus semblant de tenir compte de ce que pensent les Français :
sûr d’être richement récompensé de ses bons et loyaux services,
Macron « assume » son impopularité. Il en va de même
pour les « experts », mandarins et intellectuels
organiques du régime : on ne tient aucun compte de la justesse
de leurs conseils, seul compte le fait qu’ils aient appuyé les
bons intérêts au moment où ceux-ci avaient besoin d’eux. Des
noms comme Alain Minc, Jacques Attali, BHL sont des constantes du
paysage télévisuel français, aussi inoxydables que Michel Drücker,
tout en n’ayant aucunement la popularité de ce dernier.
Pour
mettre fin à ce triste spectacle, il est indispensable de rendre
l’élite responsable de ses décisions devant l’électorat.
L’expertise nécessaire au fonctionnement d’un Etat moderne doit
s’exercer dans le cadre d’un mandat attribué à un élu, et
soumise à une évaluation publique par une assemblée citoyenne. Au
lieu de simplement déchoir l’élu de ses fonctions, l’évaluation
doit permettre de le juger et de le sanctionner si jamais il s’avère
qu’il a failli par rapport à ses engagements. De telles mesures
permettraient non seulement de lutter contre la corruption, mais
aussi d’améliorer la compétence des élites – leur compétence
réelle, pas l’ersatz que mesurent les diplômes et la réputation.
Comme l’a théorisé l’intellectuel américain Nassim Nicholas
Taleb dans son livre « Skin in the game » , seule la
prise de risque personnel constitue une épreuve suffisante pour
distinguer la compétence. Inversement, ceux qui prennent des
décisions sans avoir à en assumer les conséquences peuvent se
permettre de tenir plein de belles théories sans se préoccuper de
leur validité – comme notre élite actuelle.