dimanche 21 avril 2019

L'insuffisance de l'égalité

L'égalité est l'arme rhétorique préférée de la gauche de droite, celle qui après avoir tout cédé au marché et à la mondialisation, se cherche péniblement quelques causes de troisième ordre lui permettant d'entretenir son autosatisfaction. La réflexion fait les frais de cet avachissement intellectuel – rarement nous est-il donné d'entendre quelqu'un expliquer pourquoi certaines différences nécessiteraient qu'on y apporte un remède, et d'autres non. Personne ne s'offusquera du taux de mortalité plus élevé des hommes au travail, mais tout le monde s'indignera de l'inégalité salariale entre les sexes. Encore ceci n'est-il qu'une affaire de propagande - si les médias nous assommaient avec des statistiques défavorables aux hommes, nul doute que la foule entonnerait en cœur le credo des masculinistes.

L'égalité est censée être une de nos valeurs – mais avec la nullité qui nous caractérise en ce domaine, nous serions bien incapable de la définir, de préciser où elle doit commencer, où elle doit s'arrêter et pourquoi elle est importante. Au lieu de cela, elle est devenu un outil de propagande.
Son utilisation évoque une injustice appelant réparation – toute pensée supplémentaire serait vaine, voire dangereuse. Car la propagande, comme l'expliquait Jacques Ellul, vise à court-circuiter la réflexion pour passer directement des sens à l'action. Par souci d'efficacité, elle mobilise les valeurs, idéologies et préjugés déjà répandus dans la société – afin d'éviter d'avoir à procéder à de longs argumentaires, garantis de lasser une bonne partie du public.

La rhétorique de l'égalité sert donc à dissimuler un certain nombre de partis pris dont le caractère contestable ne doit pas apparaître au grand jour. On dit d'une différence qu'elle constitue une inégalité – mais on ne précise pas dans quel sens. On fait comme si cela était évident – mais cela nécessite en réalité de procéder à un jugement de valeur, qui n'a rien à voir avec la simple égalité. Ainsi, on nous dira qu'il y a inégalité entre les hommes et les femmes (en défaveur des femmes, s'entend) car les femmes s'occupent plus des enfants, et que cela plombe leur carrière. Il est donc sous-entendu que le travail, la carrière sont plus importants que la vie de famille - que n'importe qui choisirait de réduire le temps passé à la maison si cela devait lui permettre de monter dans la hiérarchie. Remarquons que c'est là une perspective éminemment favorable aux intérêts des employeurs, qui apprécient que ceux qui travaillent à leur enrichissement le fassent avec zèle.
On pourrait cependant considérer, que pour la majorité de la population, le travail n'est pas épanouissant – qu'il est inintéressant, aliénant, stressant. On conclurait alors que la femme, qui y consacre moins de temps que son mari, est avantagée : qu'elle pourra établir un lien plus proche avec ses enfants alors que le mari, dans les cas extrêmes, sera pour eux comme un étranger.

Bien entendu, les deux analyses sont réductrices, car elles ne tiennent aucun compte du fait que ce sont les hommes et les femmes qui font ces choix « librement » - il est donc absurde de faire comme si une force externe venait empêcher les femmes ou les hommes d'atteindre le « vrai bonheur ». Il ne s'agit bien sûr pas de tomber dans un libéralisme béat, pour lequel l'expression « libre choix » met aussi sûrement fin à toute pensée que l'  « égalité » pour la gauche. Nos choix sont soumis à des contraintes économiques et influencés par des normes, des idéologies dont les diktats ne correspondent pas forcément à notre personnalité. En se référant à une fantasmatique « discrimination », la gauche évite d'avoir à poser un certain nombre de questions difficiles sur la nature et la culture qui n'ont jamais été ses points forts. Plus grave, elle abdique aussi son rôle traditionnel en renonçant à parler des déterminants économiques et structurels qui s'imposent à notre volonté. La consécration du travail sous-entendue par ses réclamations d'égalité est un plébiscite du système économique actuel. Le style contestataire de son militantisme dissimule mal la timidité de ses revendications.

Dans ce discours, le mot d'égalité ne signifie plus rien d'autre que l'accès au travail et à la consommation – et ceux qui l'utilisent renoncent ainsi à toute remise en cause du système dispensateur de ces merveilleux bienfaits. Ce système, d'ailleurs, ne permet aucunement l'égal accès de tous à la richesse – il est structurellement inégalitaire. C'est pourquoi les revendications d'égalité ne concernent plus que des « minorités » symboliques, dont l'avancement permet de faire croire que le « progrès social » continue – alors que le nombre des pauvres n'a pas diminué.

Le mot d'égalité, à l'origine, se réfère à une construction politique, par lequel des hommes, naturellement inégaux, sont néanmoins considérés comme égaux en droit (Hannah Arendt). En ce sens, la revendication d'égalité est aussi une revendication de liberté – on veut l'égalité pour participer aux décisions qui nous concernent, ce qui augmente le nombre et la portée des choix que l'on a à faire concernant sa vie. De même, la revendication socialiste d'égal accès aux moyens de l'existence signifie, dans son expression la plus aboutie, la socialisation des moyens de production et l'autogestion des ouvriers – les ouvriers veulent décider eux mêmes des modalités, de la distribution et des finalités de la production industrielle.
A l'inverse, dans le discours politique officiel, le slogan d'égalité ne fait plus appel qu'à la basse envie d'une situation perçue comme désirable, que le Prince se propose généreusement d'octroyer à ses soutiens. On ne se donne guère la peine d'analyser les raisons du succès de quelques-uns, ni la faisabilité de généraliser leur mode de vie à l'ensemble de la population. L'histoire de l'éducation supérieure en est un bon exemple : les diplômes du supérieur étant, à une époque, un moyen sûr de faire carrière, on a sottement promis au peuple que tout le monde pourrait en faire autant. Qu'importe si jamais aucune économie au monde n'a eu, ni n'aura besoin d'autant d' experts ; qu'importe si, de toute évidence, tous ne sont pas également doués pour les études. Tous ceux qui le disaient étaient taxés d' « élitisme ». Devant l'impossible, la réaction des politiques a été de baisser le niveau tout en pratiquant une sélection par l'échec, le tout noyé dans la plus grande hypocrisie. Et bien sûr, aujourd'hui, un diplôme de licence est tout sauf le garant d'une brillante carrière.

L'égalité peut encore tomber plus bas. Privée de valeurs qui lui permettent de distinguer le juste et l'injuste, l'exigence d'égalité se mue en une simple haine de la différence. C'est particulièrement clair avec le féminisme actuel, qui est en état de déni face à l'évidence de la différence des sexes. Les féministes ne peuvent pas accepter que les femmes aiment mieux que les hommes s'occuper des enfants, ni qu'elles manifestent certaines préférences dans le choix de leur carrière qui les distinguent de l'autre sexe. Ainsi, les milieux technico-scientifiques à forte dominante masculine sont perçus comme suspects, on y dénonce sans arrêt le harcèlement, on y établit des comités de parité – il est clair que pour les féministes, la faible représentation des femmes dans ces filières constitue une « inégalité » flagrante. Elles n'ont pourtant jamais manifesté la moindre envie de s'y engager – de fait, elles réclament qu'on leur donne séance tenante un poste qu'elles n'ont fait aucun effort pour obtenir. C'est un caprice d'enfant gâté.

Identifier une inégalité suppose de distinguer une situation comme étant préférable à une autre, ce qui ne peut se faire qu'à l'aide de valeurs. Or, dans une société libérale, comme le dit Michéa, la question des valeurs est évacuée de la politique et reléguée à la sphère privée, à la conscience individuelle. Sur ce point, la gauche rejoint le libéralisme – que ce soit dans le domaine culturel ou dans l'éducation, elle répugne à défendre des critères objectifs d'esthétique ou de savoir . L'urinoire de Deschamps doit être considéré comme de l'art – il faut laisser l'enfant « s'exprimer » et « découvrir par lui même », les canons littéraires sont arbitraires et injustes, etc.
Certes, les raisons pour lesquelles la gauche se refuse aux jugements de valeurs sont différentes de celles du libéralisme. Elle sent que tout système de valeurs peut fonder et justifier une hiérarchie. Si il y a des critères objectifs de réussite à l'école, alors le succès des uns peut s'expliquer autrement que par la « reproduction des classes sociales ». Si il y a des critères objectifs du bon goût, alors les moqueries de l'élite sur l'ignorance des masses pourraient avoir quelque substance.

Dans le passé, la gauche a su faire face avec courage à ces éventualités, et démontrer , contre les réactionnaires, que le peuple était capable de s'instruire – c'est l'aventure de l'école républicaine, et, en dehors des institutions d'Etat, celle de l'  « instruction populaire » au sein du mouvement socialiste, qui visait à doter la classe ouvrière d'intellectuels issus de ses rangs. Mais, depuis, comme l'a analysé Christopher Lasch, elle a perdu la foi. En se refusant à donner un contenu à l'idée de savoir, à l'idée d'Art, elle démontre sa peur que les réactionnaires n'aient raison et sa conviction secrète que le peuple est incapable de satisfaire à de telles exigences. Sans valeurs, cependant, il est impossible de déterminer rationnellement quelles différences constituent des inégalités. Or, la dénonciation des « inégalités » est le cœur même de la politique de gauche contemporaine. Devant ce paradoxe qui menace sa raison d'exister, la gauche n'a d'autre solution que le dogme. Il faut présupposer que les hommes sont des oppresseurs et les femmes des victimes, qu'il existe un « racisme d'Etat » et un patriarcat. Muni de ces filtres idéologiques, toute différence entre les sexes ou entre les « races » est d'emblée considérée comme une « inégalité », défavorable au groupe désigné comme opprimé.

Les conséquences de ce dogmatisme sont perverses, puisqu'elles conduisent la gauche à dévaluer systématiquement les choix faits par les femmes, lorsque celles-ci se différencient des hommes. En choisissant de s'indigner de la sous-représentation des femmes dans les métiers techniques, mais pas de la sous-représentation des hommes en école d'infirmières, les militants de gauche affirment implicitement la supériorité du métier de technicien sur celui d'infirmière. Ils renforcent ainsi un système de valeurs contraire aux choix de la majorité des femmes. Dans le domaine économique, l'égalitarisme irréfléchi mène une partie de la gauche à défendre le modèle consumériste, dès lors que l'on revendique que soit étendu à tous le mode de vie dispendieux des classes moyennes supérieures occidentales. Il est tellement naturel de considérer l'innovation technologique comme positive que personne, ne semble-t-il, ne se pose la question de savoir s'il ne vaudrait mieux pas faire socialement l'impasse sur un nouveau gadget. La revendication égalitaire pousse donc à distribuer de plus en plus largement les gadgets, afin que personne ne soit exclu. L'absence de réflexion consciente sur les valeurs a pour résultat que les valeurs socialement existantes nous influencent inconsciemment.

L'égalité est un concept qui doit être manié avec précaution. Noble quand elle signifie le partage du pouvoir, l'autonomie et la responsabilité, elle est méprisable quand il s'agit de se quereller sur les miettes qui tombent de la table des puissants. A l'affirmer comme une fausse évidence, on
risque de ne pas voir les valeurs qui sous-tendent nos préférences, et qui, socialement instituées, méritent elles aussi d'être mises en question.