L'égalité est l'arme
rhétorique préférée de la gauche de droite, celle qui après
avoir tout cédé au marché et à la mondialisation, se cherche
péniblement quelques causes de troisième ordre lui permettant
d'entretenir son autosatisfaction. La réflexion fait les frais de
cet avachissement intellectuel – rarement nous est-il donné
d'entendre quelqu'un expliquer pourquoi certaines différences
nécessiteraient qu'on y apporte un remède, et d'autres non.
Personne ne s'offusquera du taux de mortalité plus élevé des
hommes au travail, mais tout le monde s'indignera de l'inégalité
salariale entre les sexes. Encore ceci n'est-il qu'une affaire de
propagande - si les médias nous assommaient avec des statistiques
défavorables aux hommes, nul doute que la foule entonnerait en cœur
le credo des masculinistes.
L'égalité est censée être
une de nos valeurs – mais avec la nullité qui nous caractérise en
ce domaine, nous serions bien incapable de la définir, de préciser
où elle doit commencer, où elle doit s'arrêter et pourquoi elle
est importante. Au lieu de cela, elle est devenu un outil de
propagande.
Son utilisation évoque une
injustice appelant réparation – toute pensée supplémentaire
serait vaine, voire dangereuse. Car la propagande, comme l'expliquait
Jacques Ellul, vise à court-circuiter la réflexion pour passer
directement des sens à l'action. Par souci d'efficacité, elle
mobilise les valeurs, idéologies et préjugés déjà répandus dans
la société – afin d'éviter d'avoir à procéder à de longs
argumentaires, garantis de lasser une bonne partie du public.
La rhétorique de l'égalité
sert donc à dissimuler un certain nombre de partis pris dont le
caractère contestable ne doit pas apparaître au grand jour. On dit
d'une différence qu'elle constitue une inégalité – mais on ne
précise pas dans quel sens. On fait comme si cela était évident –
mais cela nécessite en réalité de procéder à un jugement de
valeur, qui n'a rien à voir avec la simple égalité. Ainsi, on nous
dira qu'il y a inégalité entre les hommes et les femmes (en
défaveur des femmes, s'entend) car les femmes s'occupent plus des
enfants, et que cela plombe leur carrière. Il est donc sous-entendu
que le travail, la carrière sont plus importants que la vie de
famille - que n'importe qui choisirait de réduire le temps
passé à la maison si cela devait lui permettre de monter dans la
hiérarchie. Remarquons que c'est là une perspective éminemment
favorable aux intérêts des employeurs, qui apprécient que ceux qui
travaillent à leur enrichissement le fassent avec zèle.
On pourrait cependant
considérer, que pour la majorité de la population, le travail n'est
pas épanouissant – qu'il est inintéressant, aliénant, stressant.
On conclurait alors que la femme, qui y consacre moins de temps que
son mari, est avantagée : qu'elle pourra établir un lien plus
proche avec ses enfants alors que le mari, dans les cas extrêmes,
sera pour eux comme un étranger.
Bien entendu, les deux
analyses sont réductrices, car elles ne tiennent aucun compte du
fait que ce sont les hommes et les femmes qui font ces choix
« librement » - il est donc absurde de faire comme si une
force externe venait empêcher les femmes ou les hommes d'atteindre
le « vrai bonheur ». Il ne s'agit bien sûr pas de tomber
dans un libéralisme béat, pour lequel l'expression « libre
choix » met aussi sûrement fin à toute pensée que l'
« égalité » pour la gauche. Nos choix sont soumis à
des contraintes économiques et influencés par des normes, des
idéologies dont les diktats ne correspondent pas forcément à notre
personnalité. En se référant à une fantasmatique
« discrimination », la gauche évite d'avoir à poser un
certain nombre de questions difficiles sur la nature et la culture
qui n'ont jamais été ses points forts. Plus grave, elle abdique
aussi son rôle traditionnel en renonçant à parler des déterminants
économiques et structurels qui s'imposent à notre volonté. La
consécration du travail sous-entendue par ses réclamations
d'égalité est un plébiscite du système économique actuel. Le
style contestataire de son militantisme dissimule mal la timidité de
ses revendications.
Dans ce discours, le mot
d'égalité ne signifie plus rien d'autre que l'accès au travail et
à la consommation – et ceux qui l'utilisent renoncent ainsi à
toute remise en cause du système dispensateur de ces merveilleux
bienfaits. Ce système, d'ailleurs, ne permet aucunement l'égal
accès de tous à la richesse
– il est structurellement inégalitaire. C'est pourquoi les
revendications d'égalité ne concernent plus que des « minorités »
symboliques, dont l'avancement permet de faire croire que le
« progrès social » continue – alors que le nombre des
pauvres n'a pas diminué.
Le mot
d'égalité, à l'origine, se réfère à une construction politique,
par lequel des hommes, naturellement inégaux, sont néanmoins
considérés comme égaux en droit (Hannah Arendt). En ce sens, la
revendication d'égalité est aussi une revendication de liberté –
on veut l'égalité pour participer aux décisions qui nous
concernent, ce qui augmente le nombre et la portée des choix que
l'on a à faire concernant sa vie. De même, la revendication
socialiste d'égal accès aux moyens de l'existence signifie, dans
son expression la plus aboutie, la socialisation des moyens de
production et l'autogestion des ouvriers – les ouvriers veulent
décider eux mêmes des modalités, de la distribution et des
finalités de la production industrielle.
A
l'inverse, dans le discours politique officiel, le slogan d'égalité
ne fait plus appel qu'à la basse envie d'une situation perçue comme
désirable, que le Prince se propose généreusement d'octroyer à
ses soutiens. On ne se donne guère la peine d'analyser les raisons
du succès de quelques-uns, ni la faisabilité de généraliser leur
mode de vie à l'ensemble de la population. L'histoire de l'éducation
supérieure en est un bon exemple : les diplômes du supérieur
étant, à une époque, un moyen sûr de faire carrière, on a
sottement promis au peuple que tout le monde pourrait en faire
autant. Qu'importe si jamais aucune économie au monde n'a eu, ni
n'aura besoin d'autant d' experts ; qu'importe si, de toute
évidence, tous ne sont pas également doués pour les études. Tous
ceux qui le disaient étaient taxés d' « élitisme ».
Devant l'impossible, la réaction des politiques a été de baisser
le niveau tout en pratiquant une sélection par l'échec, le tout
noyé dans la plus grande hypocrisie. Et bien sûr, aujourd'hui, un
diplôme de licence est tout sauf le garant d'une brillante carrière.
L'égalité
peut encore tomber plus bas. Privée de valeurs qui lui permettent de
distinguer le juste et l'injuste, l'exigence d'égalité se mue en
une simple haine de la différence. C'est particulièrement clair
avec le féminisme actuel, qui est en état de déni face à
l'évidence de la différence des sexes. Les féministes ne peuvent
pas accepter que les femmes aiment mieux que les hommes s'occuper des
enfants, ni qu'elles manifestent certaines préférences dans le
choix de leur carrière qui les distinguent de l'autre sexe. Ainsi,
les milieux technico-scientifiques à forte dominante masculine sont
perçus comme suspects, on y dénonce sans arrêt le harcèlement, on
y établit des comités de parité – il est clair que pour les
féministes, la faible représentation des femmes dans ces filières
constitue une « inégalité » flagrante. Elles n'ont
pourtant jamais manifesté la moindre envie de s'y engager – de
fait, elles réclament qu'on leur donne séance tenante un poste
qu'elles n'ont fait aucun effort pour obtenir. C'est un caprice
d'enfant gâté.
Identifier
une inégalité suppose de distinguer une situation comme étant
préférable à une autre, ce qui ne peut se faire qu'à l'aide de
valeurs. Or, dans une société libérale, comme le dit Michéa, la
question des valeurs est évacuée de la politique et reléguée à
la sphère privée, à la conscience individuelle. Sur ce point, la
gauche rejoint le libéralisme – que ce soit dans le domaine
culturel ou dans l'éducation, elle répugne à défendre des
critères objectifs d'esthétique ou de savoir . L'urinoire de
Deschamps doit être considéré comme de l'art – il faut laisser
l'enfant « s'exprimer » et « découvrir par lui
même », les canons littéraires sont arbitraires et injustes,
etc.
Certes,
les raisons pour lesquelles la gauche se refuse aux jugements de
valeurs sont différentes de celles du libéralisme. Elle sent que
tout système de valeurs peut fonder et justifier une hiérarchie. Si
il y a des critères objectifs de réussite à l'école, alors le
succès des uns peut s'expliquer autrement que par la « reproduction
des classes sociales ». Si il y a des critères objectifs du
bon goût, alors les moqueries de l'élite sur l'ignorance des masses
pourraient avoir quelque substance.
Dans le
passé, la gauche a su faire face avec courage à ces éventualités,
et démontrer , contre les réactionnaires, que le peuple était
capable de s'instruire – c'est l'aventure de l'école
républicaine, et, en dehors des institutions d'Etat, celle de l'
« instruction populaire » au sein du mouvement
socialiste, qui visait à doter la classe ouvrière d'intellectuels
issus de ses rangs. Mais, depuis, comme l'a analysé Christopher
Lasch, elle a perdu la foi. En se refusant à donner un contenu à
l'idée de savoir, à l'idée d'Art, elle démontre sa peur que les
réactionnaires n'aient raison et sa conviction secrète que le
peuple est incapable de satisfaire à de telles exigences. Sans
valeurs, cependant, il est impossible de déterminer rationnellement
quelles différences constituent des inégalités. Or, la
dénonciation des « inégalités » est le cœur même de
la politique de gauche contemporaine. Devant ce paradoxe qui menace
sa raison d'exister, la gauche n'a d'autre solution que le dogme. Il
faut présupposer que les hommes sont des oppresseurs et les femmes
des victimes, qu'il existe un « racisme d'Etat » et un
patriarcat. Muni de ces filtres idéologiques, toute différence
entre les sexes ou entre les « races » est d'emblée
considérée comme une « inégalité », défavorable au
groupe désigné comme opprimé.
Les
conséquences de ce dogmatisme sont perverses, puisqu'elles
conduisent la gauche à dévaluer systématiquement les choix faits
par les femmes, lorsque celles-ci se différencient des hommes. En
choisissant de s'indigner de la sous-représentation des femmes dans
les métiers techniques, mais pas de la sous-représentation des
hommes en école d'infirmières, les militants de gauche affirment
implicitement la supériorité du métier de technicien sur celui
d'infirmière. Ils renforcent ainsi un système de valeurs contraire
aux choix de la majorité des femmes. Dans le domaine économique,
l'égalitarisme irréfléchi mène une partie de la gauche à
défendre le modèle consumériste, dès lors que l'on revendique que
soit étendu à tous le mode de vie dispendieux des classes moyennes
supérieures occidentales. Il est tellement naturel de considérer
l'innovation technologique comme positive que personne, ne
semble-t-il, ne se pose la question de savoir s'il ne vaudrait mieux
pas faire socialement l'impasse sur un nouveau gadget. La
revendication égalitaire pousse donc à distribuer de plus en plus
largement les gadgets, afin que personne ne soit exclu. L'absence de
réflexion consciente sur les valeurs a pour résultat que les
valeurs socialement existantes nous influencent inconsciemment.
L'égalité
est un concept qui doit être manié avec précaution. Noble quand
elle signifie le partage du pouvoir, l'autonomie et la
responsabilité, elle est méprisable quand il s'agit de se quereller
sur les miettes qui tombent de la table des puissants. A l'affirmer
comme une fausse évidence, on
risque
de ne pas voir les valeurs qui sous-tendent nos préférences, et
qui, socialement instituées, méritent elles aussi d'être mises en
question.