La vertu sans peine
Dans son livre « Le
rêve d'acier », Norman Spinrad imagine ce qu'aurait été un
livre d'heroic fantasy écrit par Adolf Hitler : le héros,
noble aryen aux bras musclés, se bat sans relâche contre des hordes
de sous-hommes qu'il massacre à tour de bras. On se rend compte avec
un certain malaise que ce descriptif pourrait aussi bien s'appliquer
à de nombreuses œuvres contemporaines dont les auteurs ne sont
pourtant pas des nazis.
Du Seigneur des Anneaux
aux histoires de zombie qui prolifèrent actuellement, le motif
récurrent est celui d'un groupe de héros qui se battent contre des
masses anonymes d'ennemis. Beaucoup de commentateurs se trompent de
combat en accusant ces histoires d'être moralement simplistes :
le héros serait tout blanc et le méchant tout noir. Mais le
problème n'est pas tant que la morale est simpliste mais qu'elle est
présupposée sans jamais être démontrée. Le bien et le mal
résident alors uniquement dans le camp choisi par les protagonistes,
et les actes individuels n'y jouent aucun rôle. On a donc affaire au
raisonnement circulaire suivant : les protagonistes sont des
héros, puisqu'ils sont dans le bon camp – et le bon camp se
reconnaît à ce qu'il est peuplé de héros.
Le mensonge fondamental de
ces histoires n'est donc pas d'affirmer l'existence du bien et du
mal, mais de les lier à des factions en lutte pour le pouvoir. Il
est de laisser penser à chacun que le discernement du bien est chose
facile, et que le seul motif de l'erreur est donc le manque de bonne
volonté. En conséquence, chaque adversaire rencontré doit être la
personnification du mal. Inversement, le Bien réside dans des
slogans et des noms, et non plus des actes. Ainsi, comme le dit
Zizek, inversant la fameuse formule de Dostoievski : si Dieu
existe, alors tout est permis. En effet, tout est permis à celui qui
croit que Dieu guide ses actes : Dieu, valeur suprême qui
s'exprime dans une relation personnelle avec l'individu, lui permet
d'échapper à toutes les restrictions morales qu'impose la société.
La notion d'Utopie peut se substituer à celle de Dieu avec les mêmes
effets : l'avènement d'un monde idéal est une cause si grande
que celui qui s'y rallie y trouvera une justification suffisante à
de nombreuses exactions. En fin de compte, le fanatique s'est
tellement identifié à la justice qu'il ne lui vient pas à l'esprit
qu'il puisse avoir mal agi. C'est une idée qu'il n'a plus les moyens
de penser.
Mais celui qui se rallie
ainsi à un signe et y sacrifie ses principes court le risque de
découvrir que ses actes ont vidé le signe de son sens. Une fois
justifiés les moyens désirés, la fin, devenue superflue, est
progressivement oubliée. Elle change afin de s'adapter à la
nouvelle réalité et se transforme en un instrument de propagande.
Ainsi la réalisation de la société sans classes a justifié la
création d'un Etat totalitaire, qui a petit à petit substitué son
organisation sociale au sens originel du communisme. Quelle leçon
tirer de cette terrible erreur ? Trop de jeunes naïfs
réagissent encore en condamnant leurs parents, comme si la grâce
divine s’était penchée sur les berceaux de leur génération, et
trouvent dans leur indignation la preuve de leur innocence.
« J’aurais été résistant » - peut-être, maintenant
que l’histoire t’as indiqué la bonne réponse. Les Français de
1940 n’avaient personne pour leur dire que la guerre finirait par
une victoire, et après 1914, « dulce et decorum est, pro
patria mori » n’était plus sur toutes les lèvres. Nous
serions capables de faire le bon choix en 1940, cependant nous
n’aurons pas à refaire la deuxième guerre mondiale, mais à mener
de nouvelles batailles dont l’issue ne nous sera pas connue
d’avance. Combien alors échapperont à l’erreur? Si nous
voulons vraiment éviter de reproduire les horreurs du passé, comme
s’en targuent nos donneurs de leçons médiatiques, leur attitude
est la pire façon de procéder.
Une atrocité est avant
tout une leçon sur la nature humaine : l’homme est capable de
ça et donc, je suis capable de ça. Celui qui veut éviter de
sauter à pieds joints dans l’abîme doit commencer par regarder
sous ses pieds. Cela veut dire relire les livres d’histoire en
s’identifiant aux protagonistes au lieu de s’en distancer en les
jugeant péremptoirement. Le jugement ne peut venir qu’avec la
compréhension. Il ne s’agit pas là de « suspendre le
jugement », de viser l’ objectivité et l’impartialité
« scientifiques », et autres fadaises du même genre. Les
Nazis incarnaient le mal, c’est un fait objectif. Mais eux-mêmes
se sentaient justifiés dans leurs actes, comme nous tous, et donc le
simple sentiment d’être juste ne peut rien prouver. Ces
considérations évidentes bénéficient rarement d’un accueil
favorable. L’abîme fait peur, nombreux sont ceux qui ont le
vertige et qui préfèrent le spectacle lénifiant d’un paradis
imaginaire. Rien n’est plus terrifiant que de reconnaître dans le
criminel ou le tyran un semblable, car cela conduit à identifier en
nous les pulsions qui l’ont mené à l’acte. Aussi n’est-il pas
surprenant que certains psychiatres se soient donnés pour mission de
diagnostiquer la sociopathie des grands criminels de l’histoire, ou
qu’ils imputent le sadisme ordinaire à des « pervers
narcissiques » qu’il s’agirait de débusquer. Le
vocabulaire psychologique a pour effet d’instaurer une différence
de nature entre le bien portant et le malade, en vertu de laquelle
l’homme ordinaire peut se considérer innocent. L’autorité
médicale vient ainsi combler le vide laissé par l’autorité
religieuse d’autrefois, en se portant garante de l’intégrité
morale du sujet.
Cette mise à distance du
mal est concomitante d’un affaiblissement généralisé de la
faculté de jugement moral. Comme les doctrines morales sont
décrédibilisées et que le cynisme prédomine, l’attitude
moralement affirmative, celle des croisés massacrant les Albigeois
(« tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens »), la
certitude d’incarner le Bien en un sens positif ne peut plus faire
taire le doute et l’inquiétude. Les discours victimaires, dont la
popularité grandit, fournissent un tranquillisant plus sûr. Le fait
d’être victime ne nécessite aucun effort moral, ni d’ailleurs
aucun acte d’aucune sorte, il n’y a donc pas à craindre
l’erreur. La victime, bien qu’elle ne fasse souvent rien de
particulièrement admirable, ne peut que briller par comparaison avec
son oppresseur : elle est « innocente », et ceux qui
volent à son secours sont naturellement portés à l’idéaliser.
Finalement, l’absence de pouvoir de la victime prive ses choix de
conséquences et la dispense de toute responsabilité. Le rôle de
victime est un rôle entièrement passif : la victime est
l’objet des actes de son oppresseur, comme de ceux des justiciers
qui tenteraient de la sauver.
Ce rôle, normalement lié
à une situation particulière, devrait s’arrêter aux bornes de
celle-ci - qui ne comprennent jamais la totalité du monde humain.
Cependant, les idéologies victimaires font de ce rôle temporaire
une identité immuable, et assurent ainsi à leurs adhérents qu’ils
n’auront jamais à se remettre en question. L’idéologie sioniste
accuse invariablement d’antisémitisme ceux qui critiquent Israël,
et justifie toujours les actes de cet Etat au nom de la légitime
défense contre les musulmans antisémites. La possibilité que ces
mêmes actes puissent être interprétés comme agression,
colonialisme et oppression des populations musulmanes est exclue par
le schème central de l’idéologie sioniste, selon lequel les Juifs
sont encore et toujours des victimes. En Occident, les idéologues
« anti-racistes » refusent systématiquement de prendre
au sérieux l’existence d’un racisme anti-blanc ou l’oppression
des femmes au sein des « communautés » musulmanes. Les
populations « issues de l’immigration » sont des
victimes désignées, prétendument sans influence sur l’appareil
d’État, et de ce fait on les considère comme incapables de faire
peser sur d’autres une quelconque menace. Qu’il puisse y avoir
une oppression par la violence directe au sein des « zones de
non-droit », des « territoires perdus de la République »,
désertés par les institutions d’État, est une possibilité dont
ces théories ne tiennent pas compte. Le féminisme, lui, a du
mal à assumer son rôle actuel d’idéologie en vue de la nouvelle
bourgeoisie : il a beau triompher avec la constitution partout
de « comités parité » , la nomination d’une ministre
acquise à l’idéologie et l’organisation régulière de chasses
aux sorcières contre le « harcèlement sexuel » , il se
considère toujours en lutte contre une « domination
patriarcale » qu’il s’agirait d’abattre.
Il est donc clair que les
postures victimaires ne sont pas l’apanage de celles et ceux qui
pourraient objectivement y prétendre. Elles sont devenues un moyen
comme un autre d’échapper à l’examen de soi, de rejeter la
faute sur l’autre. Leur popularité s’étend jusqu’au haut de
la pyramide sociale, et le sens du ridicule n’empêche plus les
membres de l’élite de jouer les victimes à la moindre
contrariété. Ainsi, tout au long du mouvement des gilets jaunes, on
nous aura bassiné avec les terribles transgressions de ces affreux
jojos : homophobie, sexisme, antisémitisme, fascisme, tous les
« ismes » y sont passés ! BHL, comme à son
habitude, a hurlé à l’antisémitisme. Macron, comble de l’ironie,
a versé dans le complotisme en voyant derrière les manifestants la
main du sinistre Vladimir Poutine. LREM a beaucoup pleurniché :
des permanences ont été vandalisées! Une porte enfoncée à coup
de palette ! Se rend-on bien compte ? Pendant ce temps bien
sûr, les policiers réprimaient le mouvement par la force.
Le fait que tant de
membres de l’élite actuelle s’abaissent à jouer ainsi les
victimes montre qu’ils ont définitivement abandonné toute
prétention à l’autorité. Ils refusent d’assumer la
responsabilité du pouvoir dont ils sont les dépositaires, tout
occupés qu’ils sont à se lamenter que les évènements échappent
à leur contrôle. Manifestement, Emmanuel Macron n’est un
« président jupitérien » que dans son imagination –
en réalité, il n’est qu’arrogant ; c’est à dire qu’il
a une haute opinion de lui-même, mais peu d’estime pour la
fonction présidentielle. Sans-doute ne fallait-il pas trop en
attendre d’un homme dont l’activité professionnelle consistait à
vendre ses réseaux politiques à des acteurs privés. L’état
d’esprit du Président et de son entourage est celui de toute
aristocratie finissante : ils sont convaincus de leur
supériorité naturelle sur le reste de la population, pensent que
respect et obéissance leurs sont dus, que le pouvoir leur revient de
droit et qu’ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. Ils ont
oublié que le respect devait être mérité, la « supériorité »
prouvée par des actes, et l’obéissance récompensée, pour que le
peuple accepte leur autorité – et de fait, le peuple ne l’accepte
plus.
Les idéologies
victimaires et identitaires comme l’élitisme d’Emmanuel Macron
ont en commun d’attribuer à leurs adhérents un rôle fixé à
priori, indépendamment de ce qui leur arrive ou de ce qu’ils font.
Cela leur permet d’éviter d’avoir à s’interroger sur le
bien-fondé de leurs actes, qui pourraient raconter d’eux une
histoire différente. Cela convient parfaitement au type de
personnalité narcissique de l’homme contemporain, mais le prix en
est une déconnexion croissante entre le discours et la réalité,
qui rend inévitable un ajustement pénible de l’image de soi. En
attendant, larmes de crocodile et pleurnicheries ridicules ne font
qu’ajouter à la confusion de la scène politique actuelle.