mercredi 18 septembre 2019

La vertu sans peine


La vertu sans peine


Dans son livre « Le rêve d'acier », Norman Spinrad imagine ce qu'aurait été un livre d'heroic fantasy écrit par Adolf Hitler : le héros, noble aryen aux bras musclés, se bat sans relâche contre des hordes de sous-hommes qu'il massacre à tour de bras. On se rend compte avec un certain malaise que ce descriptif pourrait aussi bien s'appliquer à de nombreuses œuvres contemporaines dont les auteurs ne sont pourtant pas des nazis.

Du Seigneur des Anneaux aux histoires de zombie qui prolifèrent actuellement, le motif récurrent est celui d'un groupe de héros qui se battent contre des masses anonymes d'ennemis. Beaucoup de commentateurs se trompent de combat en accusant ces histoires d'être moralement simplistes : le héros serait tout blanc et le méchant tout noir. Mais le problème n'est pas tant que la morale est simpliste mais qu'elle est présupposée sans jamais être démontrée. Le bien et le mal résident alors uniquement dans le camp choisi par les protagonistes, et les actes individuels n'y jouent aucun rôle. On a donc affaire au raisonnement circulaire suivant : les protagonistes sont des héros, puisqu'ils sont dans le bon camp – et le bon camp se reconnaît à ce qu'il est peuplé de héros.

Le mensonge fondamental de ces histoires n'est donc pas d'affirmer l'existence du bien et du mal, mais de les lier à des factions en lutte pour le pouvoir. Il est de laisser penser à chacun que le discernement du bien est chose facile, et que le seul motif de l'erreur est donc le manque de bonne volonté. En conséquence, chaque adversaire rencontré doit être la personnification du mal. Inversement, le Bien réside dans des slogans et des noms, et non plus des actes. Ainsi, comme le dit Zizek, inversant la fameuse formule de Dostoievski : si Dieu existe, alors tout est permis. En effet, tout est permis à celui qui croit que Dieu guide ses actes : Dieu, valeur suprême qui s'exprime dans une relation personnelle avec l'individu, lui permet d'échapper à toutes les restrictions morales qu'impose la société. La notion d'Utopie peut se substituer à celle de Dieu avec les mêmes effets : l'avènement d'un monde idéal est une cause si grande que celui qui s'y rallie y trouvera une justification suffisante à de nombreuses exactions. En fin de compte, le fanatique s'est tellement identifié à la justice qu'il ne lui vient pas à l'esprit qu'il puisse avoir mal agi. C'est une idée qu'il n'a plus les moyens de penser.

Mais celui qui se rallie ainsi à un signe et y sacrifie ses principes court le risque de découvrir que ses actes ont vidé le signe de son sens. Une fois justifiés les moyens désirés, la fin, devenue superflue, est progressivement oubliée. Elle change afin de s'adapter à la nouvelle réalité et se transforme en un instrument de propagande. Ainsi la réalisation de la société sans classes a justifié la création d'un Etat totalitaire, qui a petit à petit substitué son organisation sociale au sens originel du communisme. Quelle leçon tirer de cette terrible erreur ? Trop de jeunes naïfs réagissent encore en condamnant leurs parents, comme si la grâce divine s’était penchée sur les berceaux de leur génération, et trouvent dans leur indignation la preuve de leur innocence. « J’aurais été résistant » - peut-être, maintenant que l’histoire t’as indiqué la bonne réponse. Les Français de 1940 n’avaient personne pour leur dire que la guerre finirait par une victoire, et après 1914, « dulce et decorum est, pro patria mori » n’était plus sur toutes les lèvres. Nous serions capables de faire le bon choix en 1940, cependant nous n’aurons pas à refaire la deuxième guerre mondiale, mais à mener de nouvelles batailles dont l’issue ne nous sera pas connue d’avance. Combien alors échapperont à l’erreur? Si nous voulons vraiment éviter de reproduire les horreurs du passé, comme s’en targuent nos donneurs de leçons médiatiques, leur attitude est la pire façon de procéder.

Une atrocité est avant tout une leçon sur la nature humaine : l’homme est capable de ça et donc, je suis capable de ça. Celui qui veut éviter de sauter à pieds joints dans l’abîme doit commencer par regarder sous ses pieds. Cela veut dire relire les livres d’histoire en s’identifiant aux protagonistes au lieu de s’en distancer en les jugeant péremptoirement. Le jugement ne peut venir qu’avec la compréhension. Il ne s’agit pas là de « suspendre le jugement », de viser l’ objectivité et l’impartialité « scientifiques », et autres fadaises du même genre. Les Nazis incarnaient le mal, c’est un fait objectif. Mais eux-mêmes se sentaient justifiés dans leurs actes, comme nous tous, et donc le simple sentiment d’être juste ne peut rien prouver. Ces considérations évidentes bénéficient rarement d’un accueil favorable. L’abîme fait peur, nombreux sont ceux qui ont le vertige et qui préfèrent le spectacle lénifiant d’un paradis imaginaire. Rien n’est plus terrifiant que de reconnaître dans le criminel ou le tyran un semblable, car cela conduit à identifier en nous les pulsions qui l’ont mené à l’acte. Aussi n’est-il pas surprenant que certains psychiatres se soient donnés pour mission de diagnostiquer la sociopathie des grands criminels de l’histoire, ou qu’ils imputent le sadisme ordinaire à des « pervers narcissiques » qu’il s’agirait de débusquer. Le vocabulaire psychologique a pour effet d’instaurer une différence de nature entre le bien portant et le malade, en vertu de laquelle l’homme ordinaire peut se considérer innocent. L’autorité médicale vient ainsi combler le vide laissé par l’autorité religieuse d’autrefois, en se portant garante de l’intégrité morale du sujet.

Cette mise à distance du mal est concomitante d’un affaiblissement généralisé de la faculté de jugement moral. Comme les doctrines morales sont décrédibilisées et que le cynisme prédomine, l’attitude moralement affirmative, celle des croisés massacrant les Albigeois (« tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens »), la certitude d’incarner le Bien en un sens positif ne peut plus faire taire le doute et l’inquiétude. Les discours victimaires, dont la popularité grandit, fournissent un tranquillisant plus sûr. Le fait d’être victime ne nécessite aucun effort moral, ni d’ailleurs aucun acte d’aucune sorte, il n’y a donc pas à craindre l’erreur. La victime, bien qu’elle ne fasse souvent rien de particulièrement admirable, ne peut que briller par comparaison avec son oppresseur : elle est « innocente », et ceux qui volent à son secours sont naturellement portés à l’idéaliser. Finalement, l’absence de pouvoir de la victime prive ses choix de conséquences et la dispense de toute responsabilité. Le rôle de victime est un rôle entièrement passif : la victime est l’objet des actes de son oppresseur, comme de ceux des justiciers qui tenteraient de la sauver.

Ce rôle, normalement lié à une situation particulière, devrait s’arrêter aux bornes de celle-ci - qui ne comprennent jamais la totalité du monde humain. Cependant, les idéologies victimaires font de ce rôle temporaire une identité immuable, et assurent ainsi à leurs adhérents qu’ils n’auront jamais à se remettre en question. L’idéologie sioniste accuse invariablement d’antisémitisme ceux qui critiquent Israël, et justifie toujours les actes de cet Etat au nom de la légitime défense contre les musulmans antisémites. La possibilité que ces mêmes actes puissent être interprétés comme agression, colonialisme et oppression des populations musulmanes est exclue par le schème central de l’idéologie sioniste, selon lequel les Juifs sont encore et toujours des victimes. En Occident, les idéologues « anti-racistes » refusent systématiquement de prendre au sérieux l’existence d’un racisme anti-blanc ou l’oppression des femmes au sein des « communautés » musulmanes. Les populations « issues de l’immigration »  sont des victimes désignées, prétendument sans influence sur l’appareil d’État, et de ce fait on les considère comme incapables de faire peser sur d’autres une quelconque menace. Qu’il puisse y avoir une oppression par la violence directe au sein des « zones de non-droit », des « territoires perdus de la République », désertés par les institutions d’État, est une possibilité dont ces théories ne tiennent pas compte. Le féminisme, lui, a du mal à assumer son rôle actuel d’idéologie en vue de la nouvelle bourgeoisie : il a beau triompher avec la constitution partout de « comités parité » , la nomination d’une ministre acquise à l’idéologie et l’organisation régulière de chasses aux sorcières contre le « harcèlement sexuel » , il se considère toujours en lutte contre une « domination patriarcale » qu’il s’agirait d’abattre.

Il est donc clair que les postures victimaires ne sont pas l’apanage de celles et ceux qui pourraient objectivement y prétendre. Elles sont devenues un moyen comme un autre d’échapper à l’examen de soi, de rejeter la faute sur l’autre. Leur popularité s’étend jusqu’au haut de la pyramide sociale, et le sens du ridicule n’empêche plus les membres de l’élite de jouer les victimes à la moindre contrariété. Ainsi, tout au long du mouvement des gilets jaunes, on nous aura bassiné avec les terribles transgressions de ces affreux jojos : homophobie, sexisme, antisémitisme, fascisme, tous les « ismes » y sont passés ! BHL, comme à son habitude, a hurlé à l’antisémitisme. Macron, comble de l’ironie, a versé dans le complotisme en voyant derrière les manifestants la main du sinistre Vladimir Poutine. LREM a beaucoup pleurniché : des permanences ont été vandalisées! Une porte enfoncée à coup de palette ! Se rend-on bien compte ? Pendant ce temps bien sûr, les policiers réprimaient le mouvement par la force.

Le fait que tant de membres de l’élite actuelle s’abaissent à jouer ainsi les victimes montre qu’ils ont définitivement abandonné toute prétention à l’autorité. Ils refusent d’assumer la responsabilité du pouvoir dont ils sont les dépositaires, tout occupés qu’ils sont à se lamenter que les évènements échappent à leur contrôle. Manifestement, Emmanuel Macron n’est un « président jupitérien » que dans son imagination – en réalité, il n’est qu’arrogant ; c’est à dire qu’il a une haute opinion de lui-même, mais peu d’estime pour la fonction présidentielle. Sans-doute ne fallait-il pas trop en attendre d’un homme dont l’activité professionnelle consistait à vendre ses réseaux politiques à des acteurs privés. L’état d’esprit du Président et de son entourage est celui de toute aristocratie finissante : ils sont convaincus de leur supériorité naturelle sur le reste de la population, pensent que respect et obéissance leurs sont dus, que le pouvoir leur revient de droit et qu’ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. Ils ont oublié que le respect devait être mérité, la « supériorité » prouvée par des actes, et l’obéissance récompensée, pour que le peuple accepte leur autorité – et de fait, le peuple ne l’accepte plus.

Les idéologies victimaires et identitaires comme l’élitisme d’Emmanuel Macron ont en commun d’attribuer à leurs adhérents un rôle fixé à priori, indépendamment de ce qui leur arrive ou de ce qu’ils font. Cela leur permet d’éviter d’avoir à s’interroger sur le bien-fondé de leurs actes, qui pourraient raconter d’eux une histoire différente. Cela convient parfaitement au type de personnalité narcissique de l’homme contemporain, mais le prix en est une déconnexion croissante entre le discours et la réalité, qui rend inévitable un ajustement pénible de l’image de soi. En attendant, larmes de crocodile et pleurnicheries ridicules ne font qu’ajouter à la confusion de la scène politique actuelle.

dimanche 21 avril 2019

L'insuffisance de l'égalité

L'égalité est l'arme rhétorique préférée de la gauche de droite, celle qui après avoir tout cédé au marché et à la mondialisation, se cherche péniblement quelques causes de troisième ordre lui permettant d'entretenir son autosatisfaction. La réflexion fait les frais de cet avachissement intellectuel – rarement nous est-il donné d'entendre quelqu'un expliquer pourquoi certaines différences nécessiteraient qu'on y apporte un remède, et d'autres non. Personne ne s'offusquera du taux de mortalité plus élevé des hommes au travail, mais tout le monde s'indignera de l'inégalité salariale entre les sexes. Encore ceci n'est-il qu'une affaire de propagande - si les médias nous assommaient avec des statistiques défavorables aux hommes, nul doute que la foule entonnerait en cœur le credo des masculinistes.

L'égalité est censée être une de nos valeurs – mais avec la nullité qui nous caractérise en ce domaine, nous serions bien incapable de la définir, de préciser où elle doit commencer, où elle doit s'arrêter et pourquoi elle est importante. Au lieu de cela, elle est devenu un outil de propagande.
Son utilisation évoque une injustice appelant réparation – toute pensée supplémentaire serait vaine, voire dangereuse. Car la propagande, comme l'expliquait Jacques Ellul, vise à court-circuiter la réflexion pour passer directement des sens à l'action. Par souci d'efficacité, elle mobilise les valeurs, idéologies et préjugés déjà répandus dans la société – afin d'éviter d'avoir à procéder à de longs argumentaires, garantis de lasser une bonne partie du public.

La rhétorique de l'égalité sert donc à dissimuler un certain nombre de partis pris dont le caractère contestable ne doit pas apparaître au grand jour. On dit d'une différence qu'elle constitue une inégalité – mais on ne précise pas dans quel sens. On fait comme si cela était évident – mais cela nécessite en réalité de procéder à un jugement de valeur, qui n'a rien à voir avec la simple égalité. Ainsi, on nous dira qu'il y a inégalité entre les hommes et les femmes (en défaveur des femmes, s'entend) car les femmes s'occupent plus des enfants, et que cela plombe leur carrière. Il est donc sous-entendu que le travail, la carrière sont plus importants que la vie de famille - que n'importe qui choisirait de réduire le temps passé à la maison si cela devait lui permettre de monter dans la hiérarchie. Remarquons que c'est là une perspective éminemment favorable aux intérêts des employeurs, qui apprécient que ceux qui travaillent à leur enrichissement le fassent avec zèle.
On pourrait cependant considérer, que pour la majorité de la population, le travail n'est pas épanouissant – qu'il est inintéressant, aliénant, stressant. On conclurait alors que la femme, qui y consacre moins de temps que son mari, est avantagée : qu'elle pourra établir un lien plus proche avec ses enfants alors que le mari, dans les cas extrêmes, sera pour eux comme un étranger.

Bien entendu, les deux analyses sont réductrices, car elles ne tiennent aucun compte du fait que ce sont les hommes et les femmes qui font ces choix « librement » - il est donc absurde de faire comme si une force externe venait empêcher les femmes ou les hommes d'atteindre le « vrai bonheur ». Il ne s'agit bien sûr pas de tomber dans un libéralisme béat, pour lequel l'expression « libre choix » met aussi sûrement fin à toute pensée que l'  « égalité » pour la gauche. Nos choix sont soumis à des contraintes économiques et influencés par des normes, des idéologies dont les diktats ne correspondent pas forcément à notre personnalité. En se référant à une fantasmatique « discrimination », la gauche évite d'avoir à poser un certain nombre de questions difficiles sur la nature et la culture qui n'ont jamais été ses points forts. Plus grave, elle abdique aussi son rôle traditionnel en renonçant à parler des déterminants économiques et structurels qui s'imposent à notre volonté. La consécration du travail sous-entendue par ses réclamations d'égalité est un plébiscite du système économique actuel. Le style contestataire de son militantisme dissimule mal la timidité de ses revendications.

Dans ce discours, le mot d'égalité ne signifie plus rien d'autre que l'accès au travail et à la consommation – et ceux qui l'utilisent renoncent ainsi à toute remise en cause du système dispensateur de ces merveilleux bienfaits. Ce système, d'ailleurs, ne permet aucunement l'égal accès de tous à la richesse – il est structurellement inégalitaire. C'est pourquoi les revendications d'égalité ne concernent plus que des « minorités » symboliques, dont l'avancement permet de faire croire que le « progrès social » continue – alors que le nombre des pauvres n'a pas diminué.

Le mot d'égalité, à l'origine, se réfère à une construction politique, par lequel des hommes, naturellement inégaux, sont néanmoins considérés comme égaux en droit (Hannah Arendt). En ce sens, la revendication d'égalité est aussi une revendication de liberté – on veut l'égalité pour participer aux décisions qui nous concernent, ce qui augmente le nombre et la portée des choix que l'on a à faire concernant sa vie. De même, la revendication socialiste d'égal accès aux moyens de l'existence signifie, dans son expression la plus aboutie, la socialisation des moyens de production et l'autogestion des ouvriers – les ouvriers veulent décider eux mêmes des modalités, de la distribution et des finalités de la production industrielle.
A l'inverse, dans le discours politique officiel, le slogan d'égalité ne fait plus appel qu'à la basse envie d'une situation perçue comme désirable, que le Prince se propose généreusement d'octroyer à ses soutiens. On ne se donne guère la peine d'analyser les raisons du succès de quelques-uns, ni la faisabilité de généraliser leur mode de vie à l'ensemble de la population. L'histoire de l'éducation supérieure en est un bon exemple : les diplômes du supérieur étant, à une époque, un moyen sûr de faire carrière, on a sottement promis au peuple que tout le monde pourrait en faire autant. Qu'importe si jamais aucune économie au monde n'a eu, ni n'aura besoin d'autant d' experts ; qu'importe si, de toute évidence, tous ne sont pas également doués pour les études. Tous ceux qui le disaient étaient taxés d' « élitisme ». Devant l'impossible, la réaction des politiques a été de baisser le niveau tout en pratiquant une sélection par l'échec, le tout noyé dans la plus grande hypocrisie. Et bien sûr, aujourd'hui, un diplôme de licence est tout sauf le garant d'une brillante carrière.

L'égalité peut encore tomber plus bas. Privée de valeurs qui lui permettent de distinguer le juste et l'injuste, l'exigence d'égalité se mue en une simple haine de la différence. C'est particulièrement clair avec le féminisme actuel, qui est en état de déni face à l'évidence de la différence des sexes. Les féministes ne peuvent pas accepter que les femmes aiment mieux que les hommes s'occuper des enfants, ni qu'elles manifestent certaines préférences dans le choix de leur carrière qui les distinguent de l'autre sexe. Ainsi, les milieux technico-scientifiques à forte dominante masculine sont perçus comme suspects, on y dénonce sans arrêt le harcèlement, on y établit des comités de parité – il est clair que pour les féministes, la faible représentation des femmes dans ces filières constitue une « inégalité » flagrante. Elles n'ont pourtant jamais manifesté la moindre envie de s'y engager – de fait, elles réclament qu'on leur donne séance tenante un poste qu'elles n'ont fait aucun effort pour obtenir. C'est un caprice d'enfant gâté.

Identifier une inégalité suppose de distinguer une situation comme étant préférable à une autre, ce qui ne peut se faire qu'à l'aide de valeurs. Or, dans une société libérale, comme le dit Michéa, la question des valeurs est évacuée de la politique et reléguée à la sphère privée, à la conscience individuelle. Sur ce point, la gauche rejoint le libéralisme – que ce soit dans le domaine culturel ou dans l'éducation, elle répugne à défendre des critères objectifs d'esthétique ou de savoir . L'urinoire de Deschamps doit être considéré comme de l'art – il faut laisser l'enfant « s'exprimer » et « découvrir par lui même », les canons littéraires sont arbitraires et injustes, etc.
Certes, les raisons pour lesquelles la gauche se refuse aux jugements de valeurs sont différentes de celles du libéralisme. Elle sent que tout système de valeurs peut fonder et justifier une hiérarchie. Si il y a des critères objectifs de réussite à l'école, alors le succès des uns peut s'expliquer autrement que par la « reproduction des classes sociales ». Si il y a des critères objectifs du bon goût, alors les moqueries de l'élite sur l'ignorance des masses pourraient avoir quelque substance.

Dans le passé, la gauche a su faire face avec courage à ces éventualités, et démontrer , contre les réactionnaires, que le peuple était capable de s'instruire – c'est l'aventure de l'école républicaine, et, en dehors des institutions d'Etat, celle de l'  « instruction populaire » au sein du mouvement socialiste, qui visait à doter la classe ouvrière d'intellectuels issus de ses rangs. Mais, depuis, comme l'a analysé Christopher Lasch, elle a perdu la foi. En se refusant à donner un contenu à l'idée de savoir, à l'idée d'Art, elle démontre sa peur que les réactionnaires n'aient raison et sa conviction secrète que le peuple est incapable de satisfaire à de telles exigences. Sans valeurs, cependant, il est impossible de déterminer rationnellement quelles différences constituent des inégalités. Or, la dénonciation des « inégalités » est le cœur même de la politique de gauche contemporaine. Devant ce paradoxe qui menace sa raison d'exister, la gauche n'a d'autre solution que le dogme. Il faut présupposer que les hommes sont des oppresseurs et les femmes des victimes, qu'il existe un « racisme d'Etat » et un patriarcat. Muni de ces filtres idéologiques, toute différence entre les sexes ou entre les « races » est d'emblée considérée comme une « inégalité », défavorable au groupe désigné comme opprimé.

Les conséquences de ce dogmatisme sont perverses, puisqu'elles conduisent la gauche à dévaluer systématiquement les choix faits par les femmes, lorsque celles-ci se différencient des hommes. En choisissant de s'indigner de la sous-représentation des femmes dans les métiers techniques, mais pas de la sous-représentation des hommes en école d'infirmières, les militants de gauche affirment implicitement la supériorité du métier de technicien sur celui d'infirmière. Ils renforcent ainsi un système de valeurs contraire aux choix de la majorité des femmes. Dans le domaine économique, l'égalitarisme irréfléchi mène une partie de la gauche à défendre le modèle consumériste, dès lors que l'on revendique que soit étendu à tous le mode de vie dispendieux des classes moyennes supérieures occidentales. Il est tellement naturel de considérer l'innovation technologique comme positive que personne, ne semble-t-il, ne se pose la question de savoir s'il ne vaudrait mieux pas faire socialement l'impasse sur un nouveau gadget. La revendication égalitaire pousse donc à distribuer de plus en plus largement les gadgets, afin que personne ne soit exclu. L'absence de réflexion consciente sur les valeurs a pour résultat que les valeurs socialement existantes nous influencent inconsciemment.

L'égalité est un concept qui doit être manié avec précaution. Noble quand elle signifie le partage du pouvoir, l'autonomie et la responsabilité, elle est méprisable quand il s'agit de se quereller sur les miettes qui tombent de la table des puissants. A l'affirmer comme une fausse évidence, on
risque de ne pas voir les valeurs qui sous-tendent nos préférences, et qui, socialement instituées, méritent elles aussi d'être mises en question.