dimanche 29 avril 2018

La logique infernale du marché

La théorie libérale dominante fait l'apologie du marché, conçu comme un mécanisme vertueux permettant de satisfaire une gamme toujours plus étendue de besoins et de désirs. Contre la tentation d'interférer, l'idéologie oppose l'argument du libre choix : les activités et les achats des individus étant librement choisis, toute règle imposée au marché est une restriction des libertés individuelles.
Implicitement, l'individu est conçu comme un être préformé, doté de préférences préexistantes envers les différents produits qui lui sont présentés. Il est supposé que tous les désirs sont susceptibles de s'exprimer sous cette forme.
Le triomphe de cette idéologie s'exprime notamment par l'extension sans limites du schéma conceptuel du marché dans des sphères de la vie où jusque là il était absent. Ainsi même les relations amoureuses tendent de plus en plus à être envisagées comme l'acquisition d'un partenaire sur le « marché » des amants. Les sites de rencontre font office de salle de marché, et les conseils des « coach en séduction » servent d'expertise en marketing.

Rien cependant n'est plus absurde que cette réduction du désir à la consommation. Les désirs humains ne portent presque jamais sur des objets spécifiques, dont l'existence nous était d'ailleurs inconnue avant qu'ils ne soient inventés. Ceux qui aiment nous rappeler nos origines animales et notre rattachement à l'évolution darwinienne auront bien du mal à expliquer la présence d'un désir d'Iphone, ou d'un goût particulier pour les gros 4x4.
Au delà des besoins de base, les aspirations de l'être humain portent sur des choses immatérielles liées à la société : l'amitié, l'amour, la reconnaissance, le pouvoir. La façon dont peuvent se réaliser de pareils désirs est éminemment contextuelle – leur traduction concrète est relative à l'environnement social et est donc indéterminée. Comme les hommes n'ont pas le loisir de réinventer la société à leur guise, ils sont obligés d'interpréter leurs désirs en fonction des contraintes de l'environnement dans lequel ils se trouvent. Mais si la solution que le marché leur propose répond effectivement à cette attente, ils oublient trop souvent que l'environnement lui même en est aussi le produit. Bien souvent, le marché ne fait ainsi que nous proposer des solutions palliatives à des problèmes qu'il a lui même créés. Ainsi, Facebook devient un moyen indispensable de rester en contact avec ses amis; mais la nécessité de « rester en contact » résulte du mouvement permanent auquel nous soumet l'organisation moderne de la vie – il faut se déplacer pour ses études, pour trouver un travail, et accepter les réorganisations fréquentes auxquelles se livrent les entreprises.

La voiture est un moyen de déplacement qui est rendu nécessaire par l'éloignement croissant des commerces, des lieux de vie et des lieux de travail, et par l'absence de solutions de transport alternatives. Ce n'est pas un hasard si l'automobile est bien plus présente en milieu rural qu'en agglomération parisienne : alors que l'agglomération parisienne compte encore une densité importante de supermarchés et une bonne desserte en transports en commun ; en milieu rural les points de vente tendent à se concentrer dans des énormes hypermarché, et les transports en commun sont rares.

L'idée même d'une économie qui obéisse à la volonté du consommateur est une absurdité. La temporalité de l'infrastructure industrielle est sans commune mesure avec celle des désirs changeants d'un individu, si bien que des choix faits il y a des décennies par nos parents continuent de s'imposer à nous aujourd'hui. La technologie, une fois installée, crée les conditions de sa propre nécessité. Une organisation territoriale conçue pour la voiture rend vite inévitable son utilisation. L'omniprésence du téléphone portable fonde l'exigence d'être joignable en permanence, et le fait de ne pas en avoir devient alors inacceptable. On n'est alors plus du tout dans le monde enchanté du libre choix dont rêvent les libéraux. Cette contrainte, cependant, nous est invisible, d'une part car nous l'acceptons comme une donnée objective de notre situation, et d'autre part car une propagande constante nous enjoint à l'aimer. Il ne s'agit pas là d'une simple astuce de représentant de commerce, mais d'une manipulation de grande ampleur puisqu'elle atteint les mythes fondamentaux de nos sociétés : la réussite, la liberté, le Progrès. La publicité confère à ses objets fétiches le pouvoir d'incarner l'idée et de la rendre tangible.

Tout d'abord, elle leur permet de signifier la réussite sociale : celui qui les acquiert peut alors se prévaloir d'un statut, d'une légitimité. On se souvient de Séguéla affirmant que qui n'a pas une Rolex à 50 ans « a raté sa vie ». On connaît aussi l'affection des Américains pour les 4x4 surmotorisés – et nul ne peut prétendre qu'il y ait là quelque motivation utilitaire, étant donné que beaucoup de ces véhicules circulent en ville. L'idée que l'on est dans un cocon, isolé du monde extérieur, la richesse démontrée par la taille du véhicule, captivent l'imagination américaine.
Dès lors que le produit devient un objet d'envie, il permet de démarquer ceux qui ont les moyens de l'acquérir et ceux qui ne l'ont pas, jusqu'à ce qu'enfin ce rôle suffise à lui seul à justifier l'envie initiale. La dynamique est universelle, mais la publicité s'en est servie pour assurer un débouché pérenne à un des produits phares de l'industrie.

Quid cependant de ceux qui ne se sentent pas en phase avec la société, et pour qui la réussite dans le système est un repoussoir plutôt qu'un idéal ? La publicité s'adresse aussi à eux, en subvertissant leur idéal de liberté. Née dans le creuset des affrontements idéologiques de la Guerre froide, l'association entre consommation et liberté a depuis permis d'apprivoiser le sentiment contestataire des jeunes. La liberté, c'est la capacité de se rebeller – et la publicité a compris qu'elle avait tout à gagner à proposer au rebelle de quoi satisfaire son désir de choquer le bourgeois. Ainsi nous avons eu droit à une succession de styles musicaux et vestimentaires loufoques, voués tour à tour à l'abandon une fois que leur récupération par le spectacle était devenue patente.

Enfin, le capitalisme étant par essence dynamique, portant en lui l'élan d'une croissance ignorante de toutes limites, il lui faut sans cesse ouvrir de nouveaux marchés. Le mythe par lequel la publicité suscite l'attirance du consommateur pour les nouveaux produits qui lui sont proposés est celui du Progrès. Le client a l'impression de participer par son achat à un mouvement grisant d'accélération sans frein des voyages et des échanges, d'accroissement sans limite des possibilités de conquête, et de service mécanique toujours plus satisfaisant et attentionné. Dans ce contexte, il n'est guère étonnant que les questions plus terre à terre de l'utilité concrète de tel ou tel objet technique ne se posent même pas. Il est par exemple remarquable que l'arrivée des « objets connectés » nous soit présentée comme inéluctable sans que personne ne songe à expliquer au public à quoi peut bien servir une connexion internet sur un frigo. Cela signifie clairement que les industriels ont envisagé de produire ces objets indépendamment de toute volonté exprimée par les clients, et qu'ils ne doutent pas le moins du monde d'arriver à leur trouver un débouché en dépit de leur inutilité patente. Là où la Rolex et la grosse berline signifient l'atteinte d'une situation désirable, un statut qui se suffit à lui même, l'acquisition d'un gadget « innovant » traduit le désir de rester jeune, c'est à dire de se montrer en phase avec les bouleversements à venir.

Il y a donc bien longtemps que le marché ne se contente plus de produire des objets afin de satisfaire les besoins « objectifs » des hommes : il produit maintenant à la fois le désir et le moyen de le satisfaire, le client et l'objet, l'amputé et la prothèse.
Domestiqué sans le savoir par cette logique infernale, l'homme moderne est aliéné de ses désirs qu'il coule systématiquement dans le moule de l'acquisition marchande. Ignorant de plus en plus la nature de sa condition, il ne lui reste que l'écho lointain d'une autre vie.

jeudi 19 avril 2018

Discrimination et méritocratie

Les compromissions du féminisme avec l'ordre existant se sont faites au prix de multiples contradictions internes et d'une ignorance délibérée des faits inconvenants. Le recours à la caricature, à l'invective et à l'intimidation a servi à dissimuler cette faiblesse grandissante de la doctrine féministe. Ce genre de tactique, si il a l'indéniable avantage de discréditer les adversaires de la cause, est dangereux à long terme précisément parce qu'il protège les adhérents de toute remise en cause sérieuse de leur idéologie, et donc de tout travail de réflexion critique. Une démonstration particulièrement claire en a été donnée lors de l'interview du psychologue canadien Jordan Peterson par la BBC.

Peterson est parvenu à articuler clairement sa pensée en refusant les déformations qu'en faisait l'interviewer et en évitant les pièges qu'on lui tendait. De ce fait, la malhonnêteté partisane de la journaliste est apparue au grand jour et a été condamnée au sein même des grands médias libéraux d'habitude si favorables à une certaine idéologie féministe. Comme en outre il était clair que la journaliste répondait non pas à Peterson, mais à une caricature de son intervenant, l'argumentaire de ce dernier s'est trouvé sans opposition et a remporté la confrontation par défaut.
Mais il n'y avait sans doute pas que la volonté de salir l'adversaire derrière ces déformations.
Cathy Newman et son invité partageaient trop de présupposés pour pouvoir réellement s'affronter. Dans ces conditions, la victoire appartenait à celui qui avait le moins d'arrières pensées, à celui qui était prêt à suivre la logique libérale où elle le mènerait sans en refuser arbitrairement certaines conséquences.

Ayant l'idéal libéral de l' « égalité des chances » pour tout horizon, le « militantisme » ne peut reconnaître comme adversaire que la « discrimination » contre laquelle il lutte sans relâche. Comme beaucoup de mouvements politiques, il travaille ainsi à abolir les conditions qui lui ont donné naissance. L'ennui, c'est que les problèmes des femmes ne se limitent pas à ceux contre lesquels le «militantisme » accepte de lutter. Il lui faut alors se contorsionner pour faire passer des problèmes systémiques pour de la discrimination afin de pouvoir leur appliquer ses recettes habituelles. Dans le cas présent, c'est l'inégalité salariale qui est systématiquement attribuée à de méchants sexistes sans que personne, d'habitude, ne relève les lacunes de ce raisonnement. C'est ce que Peterson a eu le mauvais goût de faire ici, montrant de façon fort convaincante que l'inégalité en question est en fait une conséquence logique des mécanismes impartiaux de l'entreprise et du marché du travail.
Affirmant sans ambages que le carriérisme est une guerre de tous contre tous, il cite des statistiques montrant que le caractère en moyenne plus agréable des femmes les handicape dans ce conflit. Heureusement, il a la solution : grâce à ses services professionnels, les femmes peuvent apprendre à s'affirmer et devenir plus compétitives. Quant Cathy Newman évoque le conflit famille carrière, Peterson n'objecte pas. Cathy Newman essaye alors de lui faire dire que les femmes célibataires sont malheureuses, mais Peterson n'a qu'à remarquer que de fait, la plupart des femmes (mais d'ailleurs aussi les hommes) désirent une vie familiale. C'est un libre choix, Cathy!

Ce qui est frappant, c'est qu'à ces deux endroits, des arguments féministes tout à fait standards auraient pu être utilisés. Ainsi, il était parfaitement possible de mettre en cause des stéréotypes de genre dans le caractère plus agréable des femmes, d'autant que l'efficacité même de la thérapie de Peterson plaide contre une interprétation biologique, innée de cette différence et en faveur d'un caractère acquis. Quant au conflit famille carrière, personne n'a relevé qu'il concernait principalement les femmes, qu'il était lié au fait que dans la plupart des couples, ce sont d'avantage les femmes qui assurent les tâches domestiques.

Pourquoi une telle interprétation suscite-t-elle alors un tel malaise ? C'est qu'elle brise l'unité supposée de la condition féminine et remet en cause les prétentions des militantes féministes à se faire les porte-parole des femmes. En effet, à l'instar des « Noirs », la réification des femmes en tant que groupe n'a de sens qu'à travers des problèmes communs. Les facteurs évoqués par Peterson ont le terrible inconvénient d'exclure de l'oppression sexiste précisément cette faction du sexe féminin qui veut s'en faire le représentant. Car les féministes, et en particulier les plus militantes d'entre elles, ne brillent en général ni par la douceur ni par le dévouement maternel. Comme ce sont précisément ces « vertus féminines » qui sont sanctionnées par le marché du travail, les « féministes » se retrouvent paradoxalement dans le camp des dominants. N'ont elles pas maintes fois dénoncé les vertus traditionnelles comme de la faiblesse? Ne se sont elles pas attachées à s'en départir ? La femme indépendante , volontaire, égoïste et sans attaches dont elles rêvent est en fait la véritable « nouvelle femme » du néolibéralisme, celle dont la personnalité est la plus adaptée aux besoins de l'entreprise et de la « guerre de tous contre tous ». Mais elles ne peuvent évidemment pas l'admettre car ce serait acter leur scission avec leurs « sœurs » qui continuent de désirer une vie familiale épanouie.

Cependant, alors même que leur désir d'  « égalité » les a conduit à imiter le modèle moderne de l'homme, y compris dans ce qu'il a de plus méprisable, les féministes continuent à vouloir se croire meilleures que lui. L'exemple le plus frappant en est donné par Hillary Clinton, femme politique corrompue qui a conduit la politique étrangère américaine avec l'impérialisme brutal qui la caractérise. Elle ne se différencie donc en rien de ses collègues masculins – à ceci près que de nombreuses « féministes » médiatiques ont voulu nous faire croire à l'espoir qu'elle représenterait. Un espoir d'avancement pour les ambitieuses de l'élite, d'accord, mais pour le peuple américain ? Et pour le monde ? Quant une icône féministe comme Gloria Steinem en vient à faire des commentaires sexistes sur les partisanes de Bernie Sanders, il est clair qu'il y a un malaise. C'est que ces femmes de l'élite sentent que leurs prétentions à défendre les intérêts de leur sexe convainquent de moins en moins.

Il y avait dans tout cela une grande incompréhension de la nature du pouvoir. Les traits des hommes qui le manie sont attribués à la nature masculine, ce qui permet aux femmes de se donner bonne conscience et d'ignorer les signes de ces mêmes tendances en elles. Cependant, la réalité est que l'homme de pouvoir n'est pas l'homme moyen. Sa personnalité est façonnée par le besoin de l'acquérir et de le conserver. Les femmes ont pu se bercer d'illusions sur leur prétendue supériorité morale précisément parce qu'elles en étaient dépourvu, mais le pouvoir les corrompra aussi sûrement qu'il a corrompu les hommes. Ou est-ce que seules des personnes avides et sans scrupule sont prêtes à faire ce qu'il faut pour l'obtenir ? En tous cas, penser qu'une différence d'identité sexuelle suffira à effacer ce biais de sélection requiert un sexisme qui aille bien au delà d'une simple différence statistique de quelques pourcents dans un trait de personnalité.

De même que la personnalité des puissants ne doit rien à la nature et encore moins au hasard, les personnes qui connaissent le succès dans l'univers professionnel actuel sont caractérisées non pas par une quelconque identité, mais par la possession de « qualités » personnelles se trouvant être utiles au bon fonctionnement de la machine économique. Cette machine se fiche totalement du sexisme ou de tout autre préjugé vétuste, il n'y a qu'à voir le sort qu'elle a réservé aux anciennes vertus viriles de courage et d'honneur : n'ayant à peu près rien à offrir à l'économie moderne, ces vertus sont ignorées la plupart du temps, et quand on s'en rappelle, c'est en général pour s'en moquer. La frustration de cet idéal dans le monde réel est sans doute ce qui explique son omniprésence dans le spectacle contemporain, la recrudescence des films d'actions et le succès d'une série comme Game of Thrones, située dans un un univers médiéval permettant aux personnages de se confronter physiquement à la violence et à la mort.

Mais l'immense force de cette machine, c'est d'être capable d'adapter nos valeurs à ses besoins sans que personne ne s'en rende compte. Le principe qui dissimule la nécessité économique porte le nom de méritocratie. Il est l'art d'arrêter tout débat sur la justice en évoquant une qualité discriminante, censée justifier les honneurs réservés aux élites. D'abord très convainquant, il l'est beaucoup moins dès qu'on pense à se demander pourquoi d'autres qualités n'entreraient pas aussi en considération.
Ainsi, notre société valorise beaucoup l'intelligence technique, mais très peu la sagesse ou la loyauté. La raison en est bien sûr que l'intelligence technique contribue au bon fonctionnement de l'industrie, à l'  « innovation » et à l'enrichissement des capitalistes. Encore est-elle moins à l'honneur actuellement que dans les Trente glorieuses, ce qui n'est sûrement pas sans lien avec la prépondérance actuelle de l'économie des services dans les pays occidentaux, et la délocalisation de l'industrie dans les pays à bas coûts de main d’œuvre. Quant à l'amitié, elle est de plus en plus assimilée à un moyen de se construire un réseau professionnel. La réussite étant prépondérante, il es t clair que toute loyauté ou tout dévouement trop profond feraient obstacle à la « mobilité » et à l' « agilité » du salarié contemporain, qui lui impose de briser ses liens dès que l'économie le commande. C'est dans ce cadre qu'il faut replacer les remarques de Peterson sur le conflit famille carrière, l'existence de ce conflit étant perçue comme allant de soi.

Ainsi, l'inégalité professionnelle qui existe entre individus de même origine sociale réside entièrement dans la conformité plus ou moins grande de leur caractère aux exigences contemporaines de l'emploi. Pourquoi alors ne pas mener la lutte sur la base de cette différence fondamentale plutôt que sur les différences accessoires que constituent le sexe ou la couleur de peau? Mais contrairement à elles, la différence d'adaptation au travail est une différence invisible, et d'autant plus inavouable que le système de valeurs méritocratique la traduit en une infériorité morale. En conséquence, le libéralisme peut se vanter à bon compte des progrès qu'il fait vers la justice à travers l'  abolition de « toutes les discriminations », tout en dissimulant les véritables mécanismes de l'exclusion qu'il engendre. On peut sans peine admirer le génie de cette stratégie : ayant constaté le danger que constituait l'organisation consciente d'une classe inférieure envers les hiérarchies existantes, on a décidé de coopter certains de leurs membres afin de vider de leur sens les signes sur lesquels s'opérait l'identification des dominés entre eux. A ce stade, on a presque oublié que des communistes ont pu un jour espérer que les Noirs, les gays et les femmes allaient se substituer à la classe ouvrière (alors anesthésiée par la consommation de masse) en tant que sujet révolutionnaire. Presque 50 ans plus tard, il faut admettre l'échec de cette stratégie dans le monde du travail, où loin d'avoir fait diminuer les inégalités, elle n'a fait que les déplacer, les masquer et les légitimer.

Les solidarités permettant de réellement lutter pour la justice sont encore à construire. Mais pour cela, il faudra d'abord dénoncer les délires identitaires qui incitent les femmes des classes moyennes à s'identifier à Hillary Clinton au lieu de se solidariser avec leurs collègues masculins.

lundi 16 avril 2018

Le "sens de l'histoire"

La confrontation entre « progressiste », « conservateurs » et « réactionnaire » est une fausse alternative qui rend impossible toute critique sérieuse de notre monde, et restreint radicalement notre liberté d'agir. Cela apparaît clairement dès lors qu'on développe la définition de ces trois termes : le progressiste anticipe les changements à venir, le conservateur vise à préserver ce qui existe, et le réactionnaire cherche à rétablir ce qui a disparu. Ces trois conceptions ont en commun une vision linéaire de l'histoire, supposée s'écouler inéluctablement à l'instar du flot d'une rivière. Pour le progressiste, ce changement est positif et se doit d'être encouragé, alors que pour le conservateur ou le réactionnaire, il est négatif et doit être endigué autant que faire se peut. Ainsi, tous trois se dispensent d'examiner les causes de cette évolution prétendument « spontanée » de notre société, et le rôle évident qu'y jouent nos choix individuels et collectifs.

L'histoire n'est pas une droite, c'est une structure arborescente qui ne nous paraît droite que parce que, regardant vers le passé, nous ne voyons plus d'elle que le chemin qui nous a amené jusqu'au présent. Ce chemin prend alors les allures du destin - conception légitimée par le travail des intellectuels qui prétendent tous avoir saisi le mécanisme causal censé rendre « inévitables » les faits observés. Cependant, si on leur demande d'appliquer leur remarquable science à la prédiction d'événements futurs, le résultat est en général tout différent.
Tour à tour, et avec le même sentiment de certitude, ils nous ont prédit l'avènement d'une société sans classes, la colonisation du système solaire, la fusion nucléaire, la journée de travail à trois heures par jour, la fin de l'histoire s'arrêtant sur la démocratie libérale, etc., etc. Vous devinerez donc sans peine à quel avenir sont promis l'idée d'une Singularité débouchant sur une techno-utopie ou même l'espoir apparemment plus raisonnable selon lequel les fléaux de la faim, de la maladie et de la guerre seront définitivement vaincus au 21ème siècle. Ce qui est vraiment remarquable, c'est la capacité qu'ont les intellectuels d'aujourd'hui à ne tenir aucun compte des échecs de leurs prédécesseurs, c'est la certitude naïve qu'ils ont d'être les premiers à avoir discerné les « véritables » principes de l'Histoire.

Cette absence totale d'humilité et de réflexivité critique est manifestement le principal défaut du penseur moderne. Il s'est illustré encore récemment avec l'élection de Donald Trump ou la victoire du Brexit – deux résultats qui, étant perçus comme allant contre le sens de l'histoire, avaient été exclus par la grande majorité des « experts » médiatiques. A l'inverse, sitôt le résultat tombé, des myriades d'analystes se sont employés à l'expliquer, lui donnant à posteriori l'allure de l'inévitable. En réalité, l'élection de Donald Trump ne s'est jouée qu'à quelques pourcents, ce qui confère à de multiples causes insignifiantes le pouvoir de l'avoir affectée.

Cette vision déterministe et linéaire de l'histoire n'est pas seulement en échec total sur le plan scientifique, c'est une véritable calamité politique. Tour à tour, les forces dominantes du moment se présentent comme les élues du Progrès et écrasent leurs adversaires sous les qualificatifs méprisants de « conservateur frileux » ou de « réactionnaire ». Pire, ces adversaires, qui partagent en grande partie la même vision du temps, sont en leur for intérieur convaincus que le pouvoir a raison et que tous leurs efforts sont vains. Ainsi, que penser du pathétique « manifeste accélérationiste » sinon qu'il témoigne d'une fascination béate pour les formes de l'asservissement technocratique contemporain, et d'une croyance naïve en la propagande spatiale de la guerre froide? Une autre illustration en est donnée par le thème du réchauffement climatique, dont le traitement médiatique confond allégrement l'incertitude liée aux modèles à l'incertitude liée aux « scénarios », c'est à dire à nos choix, pour ne nous donner qu'une tendance, sur le modèle d'une vulgaire prévision météo. Dans ces conditions, on comprend mieux que le péril environnemental se déploie dans l'apathie générale ! Le rôle des choix collectifs, pourtant étudié par les scientifiques, est occulté pour être remplacé par une tiède récupération politique qui se limite souvent à la construction de quelques éoliennes, ou à la promotion de la voiture électrique . Certes, on comprend que ces options sont plus « business-friendly » que la décroissance..

Rétablir le rôle des choix dans l'histoire, c'est malheureusement aussi rétablir notre responsabilité vis à vis des générations futures, ce qui ne manquera pas d'être désagréable pour tous ceux qui ont passé leur jeunesse à jouer au rebelle avant de se rallier au confort de la classe dominante.
Ils préféreraient sans nul doute limiter la culpabilité à une liste restreinte de boucs émissaires, que ce soit Monsanto, les 1% ou les Illuminati. Nous n'avons cependant pas le loisir de dorloter ces illusions. Pour que renaisse l'espoir, il faut redonner au changement le caractère d'une possibilité réelle (et non plus d'un doux rêve), et donc accepter de nommer le renoncement pour ce qu'il est.

vendredi 6 avril 2018

#me too : Violence sexiste et violence ordinaire

Le mouvement #me too nous a été vendu par les médias de masse comme une libération inédite de la parole concernant le harcèlement sexuel. Il apporte la preuve que le harcèlement sexuel est répandu et impuni, qu'il est le fait d'hommes puissants n'ayant pas à craindre les répercussions de leurs actes. Après cela, comment douter de l'existence du patriarcat ? Comment ne pas y voir une domination masculine ?

Là encore, un filtre idéologique caché est à l'oeuvre. Il ne nous montre que les faits qui s'accordent avec la thèse implicite qui est la sienne, et cache ceux qui désigneraient un autre responsable. En 2014, une dizaine de salariés d'Orange, dont trois femmes et sept hommes, se sont donnés la mort. Cependant, cela n'a pas semblé beaucoup émouvoir le journal Le Monde, qui préfère se référer aux bienveillants experts de la « prévention des conduites à risque ». On imagine mal la « prévention des conduites à risque » être invoquée pour lutter contre le viol. Néanmoins, l'article se sent obligé de reconnaître que la majorité des suicides avaient « une relation explicite au travail ». Sans blague.

En 2012, suite à une première vague de suicides dans la même entreprise, « Le Monde » avait préféré minimiser. Ce qu'il avait de mieux à faire, manifestement, était de contester l'utilisation du mot « vague » pour démontrer que le taux de suicide constaté était normal, tout en reconnaissant à contrecoeur qu' «Il ne fait pas de doute que certaines des techniques de management utilisées à FranceTélécom ont été odieuses ».
En revanche, lors du phénomène #me too, ce même journal s'est courageusement mis en première ligne dans la dénonciation de l'abus de pouvoir et de la domination masculine, alors même qu'aucun mort n'était à déplorer. C'est le mot « abus » qui nous renseigne sur la nature de ce paradoxe. Il sous entend que certaines utilisations du pouvoir sont légitimes mais que d'autres « vont trop loin », et peuvent être condamnées. Ainsi, comme une femme afghane qui trouve normale le port de la burka et les coups de son mari, nous sommes conditionnés à accepter une violence morale ordinaire dans l'entreprise, et qu'importe si elle en mène certains au suicide.

Nous nous résignons à accepter les moqueries et les brimades, le sacrifice de nos soirées et de nos vacances, les déménagements sur commande qui nous séparent de nos familles et de nos amis, la menace implicite d'être viré et la peur constante du chômage qui va avec. L'extorsion de faveurs sexuelles, cependant, cela va trop loin. C'est trop grossier, trop susceptible d'indigner. Alors nous avons décidé de scier la branche malade pour mieux sauver le tronc, pour mieux nous aveugler sur la prétendue justice méritocratique du monde du travail. Car cette branche comme le reste s'enracinent au même endroit, dans la dépendance de l'employé vis à vis de l'employeur.

Ce n'est évidemment pas parce qu'il est un homme que le chef harcèle dans l'impunité ses subordonnés, mais bien parce que la hiérarchie lui confère un pouvoir qui sème la peur dans le cœur de ses victimes et les réduit au silence. Cette vérité, cependant, ne sert pas les intérêts des femmes cadres, qui bien qu'elles souffrent de leur hiérarchie, n'ont en réalité comme but que d'en gravir les échelons afin d'un jour manier le pouvoir dont elles sont actuellement les victimes. Le discours consistant à blâmer les hommes est bien plus adapté à leurs ambitions : il a le mérite de disqualifier les élites actuelles, tout en nous disposant favorablement au règne des nouvelles. Ce discours, cependant, est aussi traître pour les femmes qui le manient qu'il est injuste envers les hommes qui le subissent. Et ceci pour une raison très simple : car ce n'est jamais qu'une infime minorité d'hommes, ou de femmes, qui disposera du pouvoir sans en être victime.

Pour de nombreuses femmes, le féminisme a constitué une « couche protectrice » au sens de Polanyi, donnant un sens à leur carriérisme en l'inscrivant dans une lutte contre les normes patriarcales qui longtemps les avaient empêché d'accéder à l'emploi. Une telle croyance permettait de rendre supportables les vicissitudes du travail, comme le prix à payer pour enfin échapper à l'enfermement du foyer. De plus, le développement du féminisme laissait espérer aux femmes que leur condition allait s'améliorer, indépendamment de la dégradation générale du marché du travail. Le mouvement #me too, j'en suis persuadé, représente en fait la crise de ce système de croyance qui échoue de plus en plus à rendre compte des problèmes des femmes.

Maintenant que leurs « soeurs » sont devenues médecin, juge ou DRH, les femmes ne comprennent pas pourquoi elles sont encore soumises aux brimades quotidiennes. Le féminisme leur avait promis la libération, mais elles n'ont trouvé au travail que dépendance, routine et exploitation. Alors elles ont réagi en s'attaquant violemment aux derniers traits spécifiquement masculins de la force impersonnelle qui les domine. Quant elles constateront l'impuissance de leurs changements cosmétiques à altérer véritablement la nature de leur condition, le « féminisme » actuel risque fort d'en prendre un coup.

L'évolution juridique du « harcèlement » préfigure déjà les changements à venir. Loin de ne viser que l'insistance des hommes pour obtenir des faveurs sexuels, le « harcèlement moral » est un concept vague et protéiforme recouvrant tout type de situation dans lequel l'employé se sent victimisé. Il témoigne ainsi du caractère diffus de l'oppression qui s'exerce sur les employés, une oppression qui ne procède pas des actes spécifiques d'individus particuliers, mais de la nature même du rapport salarial.

Le mouvement #me too n'a donc rien d'un soulèvement révolutionnaire contre le « patriarcat ». Il s'agit au contraire d'une tentative désespérée pour trouver un coupable masculin au mal être professionnel des femmes ; tentative qui procède du désir paradoxal de se libérer des contraintes du salariat sans en modifier les structures. Il est le signe d'une crise profonde du féminisme.


mardi 3 avril 2018

La figure du déni

Le monde dans lequel vous croyez vivre est d'une rassurante banalité . Vous vous brossez les dents le matin, puis prenez le métro ou la voiture pour vous rendre à votre travail, et le soir vous embrassez votre conjoint, allez boire un verre avec des amis, vous vous occupez des enfants... C'est cette routine quotidienne que l'on appelle le « réel ».

Et puis un jour vous apprenez quelque chose d'alarmant : un groupe terroriste projette une attaque, des scientifiques parlent du changement climatique, le dictateur nord coréen a encore menacé de faire usage de l'arme atomique. Mais vous regardez par la fenêtre – rien, les gens vaquent à leurs occupations comme si de rien n'était. Alors vous vous dites que vous vous faites du souci pour rien. Ce qu'on vous a annoncé ne pouvait pas être si grave.
Vous changez de chaîne et regardez plutôt une émission sportive.

Parfois, cette délicieuse torpeur est interrompue par un événement qui sort de l'ordinaire – du moins de l'ordinaire tel que vous vous l'imaginez. C'est une aberration que vous ne pouvez pas accepter. Alors vous faites comme si elle n'existait pas.

Chaque jour, dans le RER, je vois des mendiants faisant la manche. Certains vous font tout un discours sur leur situation, d'autres distribuent des cartons, quelques uns défilent en silence. Très peu de gens leur donnent de l'argent. Que se passe-t-il dans la tête de ceux qui donnent ou de ceux qui ne donnent pas? En général, les gens n'en parlent pas. L'épisode du mendiant est passé sous silence, comme s'il n'aurait pas du exister.

Pourquoi serait-ce à nous de leur donner de l'argent ? Ne sommes nous pas dans un état social, où la collectivité aide les plus démunis et les empêchent de tomber dans la misère ? Et pourtant ils sont là. Et bien alors ce doit être des faux : ils nous mentent, ils ne sont pas vraiment miséreux, ils veulent juste gagner de l'argent sans travailler.
Ou alors ce sont des malades mentaux, ils sont trop bêtes pour se pointer à l'ANPE.

Mais nous avons beau dire tout cela, nous nous sentons mal à l'aise. Nous nous gardons bien d'ailleurs d'aller vérifier si nos rationalisations tiennent la route.
Tout vaut mieux que de se poser une question.
Comment en sont ils arrivés là ? Et si ça leur est arrivé à eux, est-ce que ça ne pourrait pas nous arriver aussi à nous ?