dimanche 29 avril 2018

La logique infernale du marché

La théorie libérale dominante fait l'apologie du marché, conçu comme un mécanisme vertueux permettant de satisfaire une gamme toujours plus étendue de besoins et de désirs. Contre la tentation d'interférer, l'idéologie oppose l'argument du libre choix : les activités et les achats des individus étant librement choisis, toute règle imposée au marché est une restriction des libertés individuelles.
Implicitement, l'individu est conçu comme un être préformé, doté de préférences préexistantes envers les différents produits qui lui sont présentés. Il est supposé que tous les désirs sont susceptibles de s'exprimer sous cette forme.
Le triomphe de cette idéologie s'exprime notamment par l'extension sans limites du schéma conceptuel du marché dans des sphères de la vie où jusque là il était absent. Ainsi même les relations amoureuses tendent de plus en plus à être envisagées comme l'acquisition d'un partenaire sur le « marché » des amants. Les sites de rencontre font office de salle de marché, et les conseils des « coach en séduction » servent d'expertise en marketing.

Rien cependant n'est plus absurde que cette réduction du désir à la consommation. Les désirs humains ne portent presque jamais sur des objets spécifiques, dont l'existence nous était d'ailleurs inconnue avant qu'ils ne soient inventés. Ceux qui aiment nous rappeler nos origines animales et notre rattachement à l'évolution darwinienne auront bien du mal à expliquer la présence d'un désir d'Iphone, ou d'un goût particulier pour les gros 4x4.
Au delà des besoins de base, les aspirations de l'être humain portent sur des choses immatérielles liées à la société : l'amitié, l'amour, la reconnaissance, le pouvoir. La façon dont peuvent se réaliser de pareils désirs est éminemment contextuelle – leur traduction concrète est relative à l'environnement social et est donc indéterminée. Comme les hommes n'ont pas le loisir de réinventer la société à leur guise, ils sont obligés d'interpréter leurs désirs en fonction des contraintes de l'environnement dans lequel ils se trouvent. Mais si la solution que le marché leur propose répond effectivement à cette attente, ils oublient trop souvent que l'environnement lui même en est aussi le produit. Bien souvent, le marché ne fait ainsi que nous proposer des solutions palliatives à des problèmes qu'il a lui même créés. Ainsi, Facebook devient un moyen indispensable de rester en contact avec ses amis; mais la nécessité de « rester en contact » résulte du mouvement permanent auquel nous soumet l'organisation moderne de la vie – il faut se déplacer pour ses études, pour trouver un travail, et accepter les réorganisations fréquentes auxquelles se livrent les entreprises.

La voiture est un moyen de déplacement qui est rendu nécessaire par l'éloignement croissant des commerces, des lieux de vie et des lieux de travail, et par l'absence de solutions de transport alternatives. Ce n'est pas un hasard si l'automobile est bien plus présente en milieu rural qu'en agglomération parisienne : alors que l'agglomération parisienne compte encore une densité importante de supermarchés et une bonne desserte en transports en commun ; en milieu rural les points de vente tendent à se concentrer dans des énormes hypermarché, et les transports en commun sont rares.

L'idée même d'une économie qui obéisse à la volonté du consommateur est une absurdité. La temporalité de l'infrastructure industrielle est sans commune mesure avec celle des désirs changeants d'un individu, si bien que des choix faits il y a des décennies par nos parents continuent de s'imposer à nous aujourd'hui. La technologie, une fois installée, crée les conditions de sa propre nécessité. Une organisation territoriale conçue pour la voiture rend vite inévitable son utilisation. L'omniprésence du téléphone portable fonde l'exigence d'être joignable en permanence, et le fait de ne pas en avoir devient alors inacceptable. On n'est alors plus du tout dans le monde enchanté du libre choix dont rêvent les libéraux. Cette contrainte, cependant, nous est invisible, d'une part car nous l'acceptons comme une donnée objective de notre situation, et d'autre part car une propagande constante nous enjoint à l'aimer. Il ne s'agit pas là d'une simple astuce de représentant de commerce, mais d'une manipulation de grande ampleur puisqu'elle atteint les mythes fondamentaux de nos sociétés : la réussite, la liberté, le Progrès. La publicité confère à ses objets fétiches le pouvoir d'incarner l'idée et de la rendre tangible.

Tout d'abord, elle leur permet de signifier la réussite sociale : celui qui les acquiert peut alors se prévaloir d'un statut, d'une légitimité. On se souvient de Séguéla affirmant que qui n'a pas une Rolex à 50 ans « a raté sa vie ». On connaît aussi l'affection des Américains pour les 4x4 surmotorisés – et nul ne peut prétendre qu'il y ait là quelque motivation utilitaire, étant donné que beaucoup de ces véhicules circulent en ville. L'idée que l'on est dans un cocon, isolé du monde extérieur, la richesse démontrée par la taille du véhicule, captivent l'imagination américaine.
Dès lors que le produit devient un objet d'envie, il permet de démarquer ceux qui ont les moyens de l'acquérir et ceux qui ne l'ont pas, jusqu'à ce qu'enfin ce rôle suffise à lui seul à justifier l'envie initiale. La dynamique est universelle, mais la publicité s'en est servie pour assurer un débouché pérenne à un des produits phares de l'industrie.

Quid cependant de ceux qui ne se sentent pas en phase avec la société, et pour qui la réussite dans le système est un repoussoir plutôt qu'un idéal ? La publicité s'adresse aussi à eux, en subvertissant leur idéal de liberté. Née dans le creuset des affrontements idéologiques de la Guerre froide, l'association entre consommation et liberté a depuis permis d'apprivoiser le sentiment contestataire des jeunes. La liberté, c'est la capacité de se rebeller – et la publicité a compris qu'elle avait tout à gagner à proposer au rebelle de quoi satisfaire son désir de choquer le bourgeois. Ainsi nous avons eu droit à une succession de styles musicaux et vestimentaires loufoques, voués tour à tour à l'abandon une fois que leur récupération par le spectacle était devenue patente.

Enfin, le capitalisme étant par essence dynamique, portant en lui l'élan d'une croissance ignorante de toutes limites, il lui faut sans cesse ouvrir de nouveaux marchés. Le mythe par lequel la publicité suscite l'attirance du consommateur pour les nouveaux produits qui lui sont proposés est celui du Progrès. Le client a l'impression de participer par son achat à un mouvement grisant d'accélération sans frein des voyages et des échanges, d'accroissement sans limite des possibilités de conquête, et de service mécanique toujours plus satisfaisant et attentionné. Dans ce contexte, il n'est guère étonnant que les questions plus terre à terre de l'utilité concrète de tel ou tel objet technique ne se posent même pas. Il est par exemple remarquable que l'arrivée des « objets connectés » nous soit présentée comme inéluctable sans que personne ne songe à expliquer au public à quoi peut bien servir une connexion internet sur un frigo. Cela signifie clairement que les industriels ont envisagé de produire ces objets indépendamment de toute volonté exprimée par les clients, et qu'ils ne doutent pas le moins du monde d'arriver à leur trouver un débouché en dépit de leur inutilité patente. Là où la Rolex et la grosse berline signifient l'atteinte d'une situation désirable, un statut qui se suffit à lui même, l'acquisition d'un gadget « innovant » traduit le désir de rester jeune, c'est à dire de se montrer en phase avec les bouleversements à venir.

Il y a donc bien longtemps que le marché ne se contente plus de produire des objets afin de satisfaire les besoins « objectifs » des hommes : il produit maintenant à la fois le désir et le moyen de le satisfaire, le client et l'objet, l'amputé et la prothèse.
Domestiqué sans le savoir par cette logique infernale, l'homme moderne est aliéné de ses désirs qu'il coule systématiquement dans le moule de l'acquisition marchande. Ignorant de plus en plus la nature de sa condition, il ne lui reste que l'écho lointain d'une autre vie.

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