De gauche comme de droite,
un discours anxiogène pousse les citoyens dans les bras tendus de
l'appareil sécuritaire. Comme des millions d'autre Français, j'ai
participé à la manifestation du 11 Janvier 2015, afin je le pensais
de montrer mon soutien à la liberté d'expression. Solidarité,
deuil, liberté d'expression – les motivations de ce rassemblement
étaient diverses et confuses.
La conclusion qu'en a tiré
l'Elysée, cependant, fut on ne peut plus claire : quatre
millions de moutons attendaient qu'un berger les protège du loup.
Message reçu cinq sur cinq par le gouvernement, qui prend dans la
foulée des mesures sécuritaires, et déclarera dix mois plus tard
l'Etat d'urgence, avec toutes les conséquences que l'on sait :
assignations à résidence, perquisition administrative, interdiction
des manifestations. Au delà de la propagande étatique, nombreux
sont les groupes de citoyens qui réclament haut et fort la
protection de l'Etat. « Mais que fait la police ? »,
hurlent ils tous en cœur. Blocage des universités, harcèlement
sexuel, violences des manifestants ; les motifs sont diverses
mais la conclusion est la même : l'autorité suprême doit
agir. Et l'Etat de s'avancer souriant pour proposer Ses solutions :
caméras CCTV dans les espaces publics, surveillance des réseaux
sociaux, fichage généralisé de tous les « indésirables ». Le citoyen accueille avec
soulagement son enfermement dans un cocon qui préserve son confort
et sa tranquillité d'esprit, persuadé qu'à l'extérieur rôdent
des menaces contre lesquels il est impuissant.
Les ennemis ainsi désignés
doivent être sans visage, car l'angoisse est maximale quand le
monstre peut se présenter sous les traits de n'importe qui. Ainsi on
nous assure que n'importe quel homme est un violeur potentiel, même
et surtout les amis et les amants. De même, le terrorisme ne peut
être le fait des seuls fanatiques islamises : il faut faire de
la radicalisation un danger universel, susceptible de happer
n'importe quel jeune laissé sans surveillance sur internet.
D'ailleurs, les médias se sont attachés à nous montrer des
terroristes de toutes origines, sous le touchant prétexte du « pas
d'amalgames ». Prétexte qui s'est révélé bien creux quand
par la suite il a été question de l' « islam de
France » et que les musulmans ont été sommés de s'expliquer.
Si ce ne pouvait être tous les Français, il fallait au moins que ce
puisse être tous les musulmans. Si à chaque fois que nous croisons
un Arabe, nous nous l'imaginons sortir de son sac une kalachnikov au
cri d' « Allahu Akbar », nous serons dans un état
d'angoisse conforme aux objectifs de la propagande. Mais le « pas
d'amalgames », qui doit entretenir le doute vis à vis des
non-musulmans, sert aussi à éviter que la peur ne se concrétise en
rejet : l'ennemi qui est tout le monde, n'est par la même
personne, c'est à dire personne en particulier.
En effet, la propagande
sécuritaire doit toujours supposer l'unité de la Cité assiégée,
afin de justifier que les murs nous protègent. L'ennemi doit rester
potentiel : si il est potentiellement chaque homme, chaque
musulman, vous l'homme ou le musulman particulier vous savez innocent
de ces soupçons, ce n'est donc pas vous qui êtes visé, vous êtes
du bon côté. Il serait malvenu de vous opposer à ces mesures qu'on
prend « pour notre sécurité », on risquerait de vous
compter au nombre des ennemis.
Le danger se situe donc
toujours dans un ailleurs fantasmé, le réel de nos vies se devant
lui d'être rassurant. C'est le grand paradoxe de cette « pensée »
que d'y voir cohabiter l'angoisse d'un Mal omniprésent et une
profonde niaiserie quant à sa réalité. Ainsi, la réaction de
nombreux Français face aux attentats de Charlie Hebdo a été,
« face à la haine », de clamer leur tristesse et de
s'identifier aux victimes. S'imaginaient ils que cela aurait un
quelconque effet sur les islamistes ? A leur place, je serais
plutôt satisfait d'avoir réussi à blesser et à choquer tant de
mécréants. On voit maintenant
régulièrement des affiches de prévention contre le viol qui nous
informent que « Non, c'est non », ou que « Si tu la
forces, c'est un viol ». La Palice en aurait dit autant. La
géniale trouvaille derrière ces campagnes semble être l'idée que
si des hommes violent, c'est qu'ils sont ignorants de la gravité de
leurs actes. Pourquoi agiraient ils ainsi sinon ? Comment
pourraient ils être insensibles aux larmes de leurs victimes ?
Dans ce curieux monde de lapins tueurs, le Mal est partout, mais il
peut être combattu à coup d'éditos et de rééducation
publicitaire. Il n'est pas surprenant que
des êtres d'une telle naïveté aient l'impression d'une menace
diffuse et aléatoire : quand on manque à ce point de
discernement, on pourrait tel le Petit Chaperon Rouge se laisser
abuser par un loup en habits de grand-mère. Cela sert bien sûr
l'extension de l'appareil policier.
Pour que le besoin de
protection se fasse sentir, il faut en effet que les citoyens aient
été dépossédés des moyens de veiller à leur propre sécurité.
Cela passe par l'abolition du discernement et l'ignorance du mal, qui
mènent l'individu dans des situations qui le laissent désemparé.
Son impuissance est scellée par l'atomisation de la société et la
disparition concomitante du civisme. Ainsi quand une agression a lieu
dans les transports en commun, personne ne réagit : « ce
n'est pas mon problème », rationalise-t-on. « Peut-être
se connaissent ils, peut être est-ce un jeu entre eux. Et si
j'interviens et que cet homme s'en prend à moi ? » Privé de repères,
incertain des limites entre l'accepté et l'interdit, doutant du
secours de ses voisins, lâche et égoïste, l'individu contemporain
est bien incapable de défendre qui que ce soit. Il aime tant son
confort mental qu'il préfère nier la réalité qu'il a sous les
yeux pour ne pas devoir admettre dans son cocon la présence du Mal.
Le confort du quotidien est
devenu le souverain bien.
Ainsi quant a lieu une grève
ou un blocage, la première réaction de nombreux commentateurs est
de pleurnicher sur le sort du « bon citoyen » qui
s'efforçant sagement de se rendre à son travail ou de poursuivre
ses études, trouve sa routine perturbée par des « agitateurs ». Egratigner le cocon, voilà
maintenant le seul véritable crime. Tous les écarts à l'ordre se
fondent en un, les degrés de gravité sont aplanis. Une main au
fesse dans les transports est assimilée au viol dans la catégorie
des « agressions sexuelles ». Tags et occupations sont
maintenant des « violences ». L'intitulé de la
manifestation « La Fête à Macron » dissimule un appel à
la violence politique. En dehors du centre mou, la politique est
peuplée de « fascistes », de « réactionnaires »,
de « populistes », ou de « communistes »
admirateurs des « pires dictatures ». On se demande
comment auraient été nommés Gandhi ou Martin Luther King, mais on
peut supposer que la police aurait été invoquée pour « rétablir
l'ordre » et réprimer des manifestations « illégales ».
Cette cacophonie est le fait
d'individus insulaires habitués à la flatterie permanente de leurs
pairs et de leurs serviteurs technologiques. Quand les pensées sont
mises en concurrence dans le bazar des médias de masse, rien n'est
plus facile que de zapper celles qui vous déplaisent pour aller vous
abreuver d'un discours qui conforte vos préjugés. La disparition de
la socialisation dans les espaces publics et la ségrégation de
l'habitat vous préservent de toute rencontre hasardeuse qui ne
serait pas au programme de votre parcours professionnel. Classes de
Lycée, fac, entreprise, « réseau social », voilà
l'univers étroit dans lequel évoluent les classes moyennes
d'aujourd'hui. L'amour même ne peut être
laissé au hasard de la rencontre, il doit être planifié et
rationalisé par des entreprises sur la base de la compatibilité
supposée des goûts et des intérêts. A l'instar des mariages
arrangés de l'Ancien régime, on s'échange des photos et des
descriptifs avant toute entrevue. Ainsi, l'individu peut s'assurer
que jamais un sentiment imprévu ne viendra troubler son tranquille
entre-soi social.
Habitué à l'obéissance de
la technique qui lui dit ce qu'il veut entendre, lui montre ce qu'il
veut voir et se tait quand il la congédie, l'homme moderne a de plus
en plus de mal à supporter la différence et le désaccord, la
volonté propre dont est animé l'être humain et qui échappe à son
contrôle. Alors il lui faut encadrer, réglementer, prohiber, afin
que les actes d'autrui retrouvent un caractère prévisible et
puissent se fondre dans le néant du quotidien. Cela ne peut se faire
par la morale, puisque les normes se sont estompées, et qu'en
rebâtir de nouvelles supposerait de persuader ses pairs et de se
frotter à leur altérité. Il faut donc avoir recours à la loi :
c'est l'envie
de pénal dont s'est moqué Philippe Muray. Ainsi, nous avons eu
le droit à la criminalisation du « harcèlement » et des
« propos discriminatoires » dans des termes très vagues,
car c'est bien connu, la Justice est notre amie et personne ne
songerait à user des des termes exacts pour aller au delà de
l'esprit généreux et protecteur de ces lois. Les conséquences
n'ont pas tardé à se faire sentir : en 2010 , des militants
ont découvert à leurs dépends que l'appel
au boycott des produits israëliens était illégal au motif
qu'il constitue une « provocation à la discrimination, à la
haine ou à la violence ». Les lois contre le
harcèlement sexuel ont été tellement efficaces qu' actuellement,
« 85
% des femmes et 78% des hommes considéreraient que la séduction au
travail n'est désormais plus possible ». Gageons que cela
améliorera la productivité de nos employés maintenant débarrassés
de ces coupables distractions.
Peu nombreux, cependant,
sont ceux qui s'émeuvent de ces libertés perdues. Au contraire,
beaucoup ont le sentiment d'avoir acquis de nouveaux droits : le
droit de ne pas être offensé, le droit de ne pas être importuné,
en somme le droit d'être tenu à l'écart du monde réel et de son
inconvenante diversité. Nous avons trop tendance à penser que le
principal obstacle à la liberté réside dans les règles qui nous
sont imposées, or rien n'est plus faux, car c'est nous qui appelons
de nos vœux cet enfermement. L'exercice de la liberté suppose en
effet un effort permanent de réflexion, de remise en question de ses
choix et d'expérimentation des possibles. Dès lors que la
tranquillité d'esprit devient le souverain bien, un tel effort
devient inadmissible et l'individu réclame qu'on lui serve sur un
plateau une pensée prémâchée et un mode de vie produit en série.
Il applaudit alors l'extension du système sécuritaire.
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