samedi 13 octobre 2018

L'illusion du libre choix

Dans un billet précédent, je critiquais déjà l'habitude libérale consistant à faire du « libre choix  des individus» un bouclier contre tout reproche. Il est temps maintenant d'approfondir cette critique. Il y a urgence en la matière: la conception libérale du choix nous fait perdre de vue la véritable liberté. Elle agit comme un anesthésiant, nous rassurant à tort sur notre capacité à résister à l'habitude, à la convention et à l'influence psychologique des médias.

Un idéal de pseudo-émancipation est porté par les classes éclairées et leurs donneurs de leçons institutionnels. Les traditions, les rôles sociaux, seraient des contraintes étouffantes empêchant les individus de se réaliser pleinement ; il faudrait s'en débarrasser afin qu'enfin puisse advenir une société d'individus libres. L'individu, enfin libéré de ces vieilleries, pourrait alors choisir rationnellement les moyens de son bonheur. Pour les plus vulgaires, le « rationnel » est assimilé à ce qu'il y a dans la vie de plus bassement matériel : l'argent, le confort ; sans doute pour se démarquer des traditions religieuses qui méprisaient ces plaisirs terrestres. Cependant, l'erreur d'une telle conception a vite été reconnue, depuis que David Hume a écrit son célèbre texte dénonçant les amalgames entre prescriptif et descriptif et entre science et valeurs. Il est impossible de démontrer que la poursuite de la richesse est plus « rationnelle » que la création poétique, ou que le dévouement maternel ; toute tentative en ce sens devra tôt ou tard introduire un jugement de valeur reflétant l'opinion de l'auteur, que tous les faits du monde ne suffiraient pas à justifier.

Qu'à cela ne tienne – à la raison prescriptrice universelle, les économistes ont substitué l'  « utilité ». Ils considèrent que les individus ont des préférences innées leur permettant d'affecter à toute situation une note appelée « utilité », reflétant son caractère désirable ou indésirable. La rationalité  idéale consisterait alors, devant chaque choix, à en peser les conséquences grâce à l'utilité , afin de choisir la meilleure option. Il y a bien sûr un problème évident avec ce modèle : personne ne sait ce qu'est l' utilité. Les économistes, qui n'en sont pas à leur premier sophisme, ont recourt à un beau raisonnement circulaire, à travers le concept de « préférences révélées »: certes, nous ne savons ni calculer l'utilité, ni expliciter des préférences totalement compatibles avec nos choix – mais une fois connus, ceux-ci permettent de calculer des « préférences révélées », et c'est comme si le modèle était vrai !

Les détails du modèle, qui ne sont connus que d'experts, sont moins importants que ses caractéristiques générales, qui rencontrent une acceptation beaucoup plus large. Le choix individuel, selon cette conception, revêt trois caractéristiques principales : il reflète des qualités intrinsèques de l'individu dont il exprime le caractère, il n'est pas soumis à des contraintes externes et il repose sur une anticipation correcte des conséquences. Toutes ces conditions sont requises pour faire de « c'est mon choix » un argument convainquant : sans la première clause, l'individu est influençable ; sans la deuxième, il est prisonnier, et sans la troisième, il est irresponsable.

L'image renvoyée à l'individu est celle d'un « adulte responsable » qui agit conformément à sa volonté souveraine et assume les conséquences de ses actes, sans être excessivement contraint par son environnement. En proie à l'hubris de se croire maître de son devenir, il devient fréquent de nier qu'il puisse y avoir de l'imprévu, du hasard, voire pire encore, du destin. Ainsi les officines de prévision et de prévention se multiplient : météo, trafic routier, élections, affluence dans les lieux publics ou dans les bars ; tout doit être anticipé. La maladie et la mort ne peuvent pas être des accidents, des coups du sort, il faut leur trouver une explication pour préserver la croyance que mes actes peuvent m'en protéger. La liste des substances cancérigènes n'en finit pas de s'allonger : tabac, alcool, sucre, graisses, viande rouge – afin de prolonger la vie, il convient d'en ôter tous les plaisirs.

Le plaisir suprême, c'est en effet de se croire maître, de se sentir à l'abri des accidents de parcours ; et dans le but de préserver cette illusion, aucun sacrifice n'est de trop. La science, il est convenu, va bientôt nous délivrer du doute et soumettre tous les évènements au calcul rationnel. Il n'en est rien, bien entendu, mais c'est un autre sujet. Pour l'instant, contentons nous de constater que cette période bénie n'est pas encore arrivée, et que dans la mesure où notre vie est prévisible, c'est qu'elle est guidée non par nos choix mais par des impératifs sociaux - le métro, boulot, dodo. Dès que l'on s'écarte de la convention, l'infini des possibles s'ouvre sous nos pieds – que se passe-t-il si l'on quitte sa carrière, si l'on tombe amoureux d'un étranger, si, dans les termes de Milan Kundera, on s'éloigne de tous les « es muss sein »? Alors la société n'offre plus de solution toute faite – chacun en est rendu à son initiative, à la singularité d'une vie.

La société elle même, cette machine bien huilée, peut parfois se gripper inexplicablement ; et la raison en est d'autant plus difficile à identifier que les organismes bureaucratiques de prévention et de gestion se sont accumulés. A la part d'imprévisible naturel que ces organismes ont fait disparaître s'est substitué un imprévisible interne : c'est la rançon de la complexité. Alors, quand la prévision échoue et qu'un accident survient, un peuple paniqué se lance dans une quête furieuse du « responsable ». Même quand la cause est naturelle, l'existence d'instances de prévisions et de préventions fourni des coupables idéaux, en fondant l'exigence que tout, même l'accident, puisse être anticipé. Pourquoi la météo s'est-elle trompée ? Pourquoi l'ordre d'évacuer n'a-t-il pas été donné ? Pourquoi a-t-on laissé construire en zone inondable ? Comme par hasard, on n'entend ce type de préoccupation que dans les semaines suivant un accident : ceux là même qui maudissent alors les fameuses constructions étaient silencieux quand tout allait bien, et que le boom immobilier enrichissait la région. Quand le malheur arrive, la meilleure défense est de pouvoir s'abriter derrière le règlement – c'est à dire, précisément, d'abdiquer son libre arbitre. Le seul reproche légitime, c'est de n'avoir pas suivi les règles – à l'inverse, tout soupçon d'initiative personnelle vous distingue comme un bouc-émissaire idéal.Personne ne se demandera alors si compte tenu de la situation, votre décision n'était pas raisonnable. On reprochera à votre choix de ne pas se conformer à l'idéal du choix rationnel – on vous reprochera de n'être pas capable de prédire l'avenir. La connerie la plus profonde ne sera pas dénoncée dès lors qu'elle aura reçu l'onction institutionnelle et la bénédiction législative. Ce qui se présente comme un éloge du libre arbitre se transforme donc dans les faits en une défense impitoyable de l'institution contre ses membres.

Non moins paradoxale est la volonté de faire du moindre caprice l'expression d'une identité profonde. Le culte des « préférences personnelles » jette un voile pudique sur le conflit entre valeurs et désirs contradictoires qui anime réellement nos pensées. Il flatte notre vanité en nous encourageant à croire que les goûts qui nous sont insufflés par les annonceurs sont bien l'expression de notre personnalité. Cependant, aucune idéologie ne peut se permettre d'ignorer totalement les réalités les plus évidentes, et il a donc fallu trouver un moyen d'expliquer les effets de la drogue, de la manipulation, de l'embrigadement politique ou sectaire. L'explication retenue, malheureusement, emprunte plus au répertoire de la sorcellerie qu'à la pensée rationnelle. Il y aurait donc un état normal dans lequel la personne est en pleine possession de ses facultés mentales ; connaît ses préférences et est capable d'agir en vue de les satisfaire. Puis, par un procédé inexpliqué et apparemment inexplicable, que je me permettrai donc de qualifier de magique, l'être précédemment rationnel tombe sous l'influence d'un gourou, d'un parti ou d'une idéologie. Il suffirait ensuite de conjurer le sort en éloignant l'influence néfaste pour que, presto, l'être rationnel reprenne de nouveau contrôle de son corps. C'est ainsi que, tour à tour, le Coran, les jeux vidéos, la pornographie ou les « fake news » vont être accusés de propager le fanatisme, la violence, le sexisme ou l'irrationalité.

Aucuns détails ne sont jamais donnés quant à la façon dont agiraient ces contenus nocifs. Il est simplement supposé, comme dans la magie, que le même appelle le même ; que des jeux violents poussent à la violence, que des vidéos pornographiques poussent à l'expression sauvage du désir sexuel. On tient rarement compte du fait que ces contenus ne s'invitent pas d'eux mêmes dans la vie de ceux qui les consomment; que les jeux vidéos n'entrent pas tous seuls dans les chambres, et que les images pornographiques n'apparaissent pas spontanément sur les écrans. Que beaucoup de terroristes islamistes ont été infidèles. Mais on est alors forcé d'admettre que les contenus répondent à un désir de l'individu, et le mythe libéral du choix rationnel reprend alors le dessus. Entre le surhomme et le zombie, l'individu contemporain ne connaît pas d'intermédiaire. Il bascule entre deux idées contradictoires, entre voir son prochain comme pleinement responsable et maître de lui-même, et le voir comme la marionnette d'un leader ou d'une idée.

Comme souvent, le discours retenu est celui qui sonne le mieux à nos oreilles. Ainsi des parents chrétiens conservateurs ayant un fils transsexuel en rendront responsable la théorie du genre et la propagande gay ; tandis que leurs voisins de gauche dont le fils a des comportements machos adresseront leurs reproches aux jeux vidéos sexistes ou aux forums associés. Inversement, ils feront des mésaventures de leurs voisins un récit de libération ; ils loueront l'indépendance d'esprit du fils qui aura su résister aux préjugés ou s'affranchir du « politiquement correct ». L'homme contemporain n'entend pas perdre une si bonne occasion de jouer au surhomme. Dès que possible, il se félicitera d'avoir su résister aux sirènes de la propagande adverse, aveugle qu'il est à la propagande de son propre camp. Il veut faire de ses opinions comme de ses goûts l'expression de son individualité. C'est pourquoi rien ne lui est plus insupportable que l'idée qu'il ait pu subir une influence extérieure.

Il veut donc introduire la raison jusque dans ce qui, il y a peu, était encore vu comme son contraire : la passion. Nous assistons à la « criminalisation de la séduction, sous le nom de harcèlement », dont parlait Philippe Muray. Peu à peu, le moment du consentement recule, jusqu'à l'instant même de la rencontre : d'abord il avait trait à l'acte sexuel, puis aux « attouchements », aux baisers et aux caresses, et maintenant il concerne aussi les paroles, voire les « regards insistants ». Dans un proche avenir, peut être, les pensées impures seront soumises à la condamnation, l' acte de se masturber en pensant à une fille sera vu comme nécessitant son consentement . On comprend cependant que de tels « crimes » seront difficiles à punir. Cette extension du domaine du consentement relève d'une volonté de rationaliser la passion, de la couler dans le moule du choix réfléchi et d'entretenir l'illusion qu'il puisse y avoir du sexe sûr et du désir sans douleur. L'attention portée à la répétition des actes, qui est guère le seul critère objectif, illustre parfaitement la croyance en des goûts fixés à priori. Selon une telle perspective, la rencontre de deux partenaires s'effectue comme l'emboîtement de deux pièces de puzzle - autant dire qu'il ne peut pas y avoir de cour ou de séduction ; soit vous êtes compatibles , soit vous ne l'êtes pas, c'est tout, point à la ligne. Toute insistance ne peut que relever d'une guerre d'usure, ou d'une tentative de manipulation. Les plaidoyers, les billets doux sont des ruses visant à éloigner l'aimée de ses « vrais » sentiments, c'est à dire ses idées préconçues de ce à quoi un amant doit ressembler – idées qui, bien loin d'exprimer la personnalité, ne font le plus souvent que refléter le climat culturel du moment.

En toute logique, jamais la différence entre les goûts affichés et la réalité n'a été aussi grande. Tout en proclamant haut et fort sa croyance en l'égalité des sexes et sa haine de la virilité machiste, la femme moderne se complaît à lire 50 Nuances de Gray, torchon quasi-pornographique racontant la relation sado-masochiste entre un milliardaire et sa secrétaire ; relation qui, si elle était réelle, lui vaudrait aussitôt les foudres du mouvement #me too. De nombreux hommes se plaignent de n'avoir aucun succès auprès des femmes malgré leur respect scrupuleux de tous les conseils prodigués par les féministes, et l'on comprend à demi-mots qu'ils ont si bien suivi ces conseils qu'à aucun moment une femme normale n'aurait pu deviner qu'ils s'intéressaient à elle! Face à ces échecs, les féministes outrées dénoncent l'insupportable toupet de ces hommes ; ils osent prétendre à une relation charnelle avec une femme ? Mais ils devraient appliquer leurs recommandations sans arrières pensées, et tirer plaisir de faire le Bien !

L'incohérence interne des individus se manifeste par l'échec de leurs décisions personnelles : le taux de divorce plafonne autour de 50%, et au sein des familles, le travail tardif et les écrans isolent les individus, les libérant de la nécessité de se parler. Des entreprises osent faire de la réclame pour l'adultère, vantant leurs sites de rencontre pour hommes et femmes mariés. Ce retour en vogue de l'adultère, qui ne choque personne, suggère une absence de passion dans les couples semblable à celle qui prévalait au dix-huitième siècle, où le libertinage compensait l'ennui des mariages arrangés. L'amour, désormais, se trouve surtout au cinéma. Ceux-là même qui le vivent encore sont privés des moyens de l'exprimer – des termes comme « petit-ami » ou « copain » ne donnent plus aucune indication du sérieux de la relation, le lyrisme étant décidément passé de mode. C'est limite si les amoureux contemporains n'en seraient pas à s'excuser du mauvais goût de leurs sentiments, à une époque où tout doit être pris avec un brin de détachement et d'ironie. Les normes de la conversation ne reflètent pas nécessairement ce qui se joue dans le cœur des hommes. Bien plus parlant, à ce point de vue, sont les histoires dont hommes et femmes s'abreuvent. Le succès populaire de la saga Twilight, chez les adolescentes bien sûr, mais aussi chez des femmes d'âge mûr, révèle l'attrait persistant du mythe du grand amour, condamné à être frustré dans la réalité. Remarquons aussi avec toute l'ironie qui convient que le bellâtre de service se rend coupable de nombreux actes (comme s'introduire dans la chambre d'une fille pour l'admirer pendant son sommeil) qui feraient de lui un dangereux « stalker » si il était réel. Cela n'a pas empêché des millions de femme de rêver qu'il en fasse autant avec elles.

Du côté des hommes, il n'est pas un secret que leur respect ostensible des femmes s'accompagne en privé d'une augmentation soutenue de la consommation de pornographie, qui devient elle de plus en plus scabreuse. Ceux qui ont lu le billet précédent n'en seront pas surpris. Michéa soutient que mode de vie libertaire et économie de marché vont main dans la main. Il est peut-être temps de nuancer ce propos – comme le dit Christopher Lasch, le but du marché est de susciter des désirs, non de les satisfaire. L'image que donne du monde la publicité est celle d'une orgie permanente, où abondent la beauté, le luxe et le confort. Jamais une publicité ne montrera un ménage pauvre où un individu laid – ces derniers seraient les premiers à protester, car ils veulent se distraire de leur ordinaire et entretenir l'illusion qu'une meilleure vie reste possible. Le traitement réservé au sexe et à l'amour participe de cette tendance générale : depuis la « révolution sexuelle », on veut nous faire croire que tous les désirs peuvent maintenant être assouvis sans passer par les angoisses de la séduction ou les douleurs du rejet. Le spectacle règne en maître sur le jeu de l'amour, car il défini l'idéal du beau : les femmes fantasment sur les acteurs et les chanteurs, les hommes sur les actrices pornographiques, les deux sur des personnages de fiction. En comparaison, les charmes de leurs congénères leurs semblent bien fades et ils ne s'y intéressent que par frustration.

C'est de ce régime de l'insatisfaction perpétuelle que s'alimente le marché. Intrinsèquement incapable de satisfaire les désirs de l'homme qui ne portent pas sur des objets, il constitue des idéaux dont les objets deviennent les symboles. Pour ressembler aux personnages, ils en achèteront la panoplie, pensant ainsi vivre comme eux. Mais le charisme, l'intelligence, l'estime de soi, l'amour, rien de tout cela ne peut s'acheter . L'idéologie du libre-choix est l'hypocrisie du marché, qui glorifie l'individu maître de lui-même tout en prospérant de son doute et de son aliénation.