La
consommation de drogues est une de ces pratiques que notre société
feint de condamner. A haute voix, les autorités vous mettront en
garde contre l'abus d'alcool, et vous rappelleront que le cannabis
est une substance illicite. En réalité cependant, les soirées
étudiantes copieusement arrosées s'organisent avec la bénédiction
silencieuse des administrations. Se procurer du cannabis n'est
difficile pour personne et les risques de se faire prendre sont
minimes.
L'usage
des drogues n'était jugé dangereux que tant qu'il était associé à
un mode de vie contre-culturel, à un refus du consumérisme et du
monde du travail. Là où la drogue facilite et amplifie l'efficacité
au service des causes socialement valorisées, on ne trouve que peu
de politiciens pour s'en offusquer. Pendant la deuxième guerre
mondiale, des pilules d'amphétamines étaient distribuées aux
pilotes de chasse. En Amérique, la répression des stupéfiants vise
surtout le crack utilisé par les Noirs des cités, alors que la
consommation de cocaïne chez les traders, pourtant bien connue, ne
fait l'objet d'aucune campagne de lutte. Le café n'est absolument
pas traité comme une drogue, malgré des effets psychotropes
indéniables et en dépit de la dépendance réelle qu'il engendre
chez les gros consommateurs. Il est l'exemple type de la "bonne"
drogue, car facilitant l'éveil, l'attention, la concentration - ce
qui le rend très utile pour les employés de bureau, sommés de
passer des heures assis sur une chaise à résoudre des problèmes
abstraits qui n'entretiennent que des rapports lointains avec la vie
humaine.
Ce
n'est que quand le cannabis et les hallucinogènes (LSD, champignons)
sont devenus le moyen d'un repli sur le monde intérieur et d'une
prétendue symbiose avec la Nature que les autorités ont commencé à
s'inquiéter. Alors les maîtres du monde ont pu légitimement
craindre l'avènement d'une génération perdue qui resterait
définitivement à l'écart du système économique, une deuxième
société qui dévorerait la première de l'intérieure. Ces craintes
n'étaient pas fondées. Par nature, la consommation de drogues
récréatives entretient un rapport ambigu avec le système: elle
exprime certes le rejet et l'insatisfaction, mais d'une façon
stérile, improductive; elle offre un exutoire aux désirs laissés
insatisfaits par la routine quotidienne, ce qui permet à l'individu
vidé de la reprendre le lendemain. L'alcool jouait déjà ce rôle
auprès du prolétariat du 19ème siècle, et si les produits se sont
diversifiés, leur fonction n'a pas changé. La drogue est une
stratégie de fuite. Elle n'est cependant pas la seule.
L'évasion
est le mécanisme par lequel nous substituons à la réalisation de
nos aspirations profondes l'illusion de leur réalisation. C'est
volontairement que nous y avons recours ; et ce choix que nous
faisons témoigne de notre renoncement à obtenir satisfaction dans
le monde réel. Mais dit comme cela, nous en aurions honte ; nul
ne pourrait s'y résoudre. C'est pourquoi la fuite repose toujours
sur un double mensonge, auquel on procède en deux temps: le premier
consiste à s'imaginer capable de réalisations grandioses, c'est par
là qu'on entre dans l'illusion ; dans un deuxième temps, on
refuse la comparaison avec le héros, on refuse de le traiter comme
un modèle à imiter au motif qu'après tous, le scénario n'était
pas « réaliste ». Ainsi le rêveur atteint
provisoirement un état subjectif de liberté et de contentement,
sans pour autant devoir faire l'effort de remettre en question les
conduites qui le maintiennent dans la frustration. Il s'agit
maintenant de dégager les différentes modalités par lesquelles
s'effectuent la fuite dans l'imaginaire, et leurs particularités
respectives. Elles se distinguent principalement par leur éloignement
à la réalité, qui varie en général en sens inverse de la
lucidité du rêveur.
La
fiction est la forme d'évasion qui s'éloigne le plus de la réalité,
et celle par rapport à laquelle on est en général le plus lucide :
en effet, la distinction entre fantasme et réalité est alors
explicite, et le rôle de divertissement au moins partiellement
assumé. Le rôle héroïque n'est pas associé directement au
lecteur, mais à un personnage auquel le lecteur ne s'identifie
qu'implicitement, dans l'enthousiasme de la découverte de ses
aventures. C'est cette dissociation permanente entre le lecteur et le
rôle fantasmé qui facilitera en dernier ressort le refus de s'en
inspirer. Une fois le livre refermé ou le téléviseur éteint, le
rêveur a clairement conscience de quitter un monde imaginaire pour
revenir dans le monde réel. Il lui sera d'autant plus facile de
faire comme si ces heures passées loin de lui-même n'étaient que
pure divertissement sans aucune signification. Il omet donc de se
demander pourquoi l'histoire l'avait autant fasciné, et ce que cela
révèle de lui et de sa vie. En réalité, il cherche à vivre dans
l'imaginaire les sensations qui lui manquent dans la vie réelle. La
littérature nous fournit deux exemples célèbres de ce mode de vie
à travers les personnages de Don Quichotte et de Madame Bovary.
L'histoire de ces deux personnages débute précisément au moment où
ils abandonnent l'univers fictif avec l'ambition de réaliser « en
vrai » l'idéal qui leur plaisait tant dans leurs romans
préférés : la grandeur chevaleresque pour Don Quichotte,
l'amour pour Madame Bovary. Il va s'avérer que ces personnages se
font des illusions envers lesquelles la vie se montrera impitoyable.
Dans le cas de Madame Bovary, le lien entre la fuite dans les livres
et la frustration d'un mariage sans amour est clairement établi par
l'auteur. Le personnage n'est pas entièrement antipathique, et ses
malheurs ont donc une portée critique : l'incohérence entre
les rêves de Madame Bovary et la société étant posée, du moins
cette dernière ne triomphe-elle pas en toute bonne conscience (comme
le procès intenté à l'auteur va d'ailleurs le montrer). En
revanche, la visée satirique et comique de Cervantès en fait un
agent du deuxième mensonge : en raillant son personnage, il
dénie toute légitimité aux aspirations à la gloire, à l'honneur
et à l'amour qui trouvaient leur expression dans l'idéal
chevaleresque.
En
deuxième place, nous avons les substances chimiques qui altèrent
notre jugement, provoquant l'illusion au sein même de notre vie
réelle. Dans ce cas, les faits eux-mêmes sont en général
inchangés : « seule » notre perception de leur sens
est altérée. A une rencontre banale et superficielle entre deux
étrangers, l'alcool ou l'ecstasy associeront une illusion
d'intimité. A la peur du ridicule et de l'échec, l'alcool ou la
cocaïne substitueront une impression de toute-puissance et un mépris
du risque. Encore faut-il faire une distinction supplémentaire :
quant les drogues sont utilisées afin de lever un obstacle purement
psychologique, dans le but de réaliser un objectif précis, il ne
s'agit pas à proprement parler d'évasion ; car la conduite est
en prise avec le monde réel. On entre dans l'évasion à partir du
moment où l'objectif de la consommation de drogue est le sentiment
lui-même, et non les actions qu'il permet de réaliser ; où on
ne veut plus lever des barrières psychologiques, mais s'aveugler
devant des obstacles réels. Ainsi, si un homme boit de l'alcool
« pour se donner le courage » d'aborder une femme qui lui
plait, ce n'est pas de l'évasion ; mais si cet homme boit pour
oublier ses soucis de la journée, on est au cœur même du phénomène
de fuite.
Contrairement
à celui qui se noie dans un univers fictif, le consommateur de
drogue perd momentanément conscience d'être dans l'illusion :
pendant qu'il est sous l'emprise de la drogue, sa perception est
altérée et il pourra même agir comme si l'illusion était réalité.
Ce n'est qu'après l'effet dissipé qu'il prendra conscience de son
délire et regrettera éventuellement certaines actions mal avisées.
La forme que prend le deuxième mensonge dans ce cas est illustrée
de façon exemplaire dans la nouvelle « L'Etrange cas du Dr
Jekyll et de Mr Hydes » de Robert Louis Stevenson. Le bon Dr.
Jekyll, membre respectable de la bonne société victorienne, avait
en secret un certains nombre d'habitudes peu avouables, dont celle de
fréquenter assidûment les bordels de Londres. Comme le conflit
entre le rôle du jour et la débauche de la nuit devenait trop
insupportable, le Dr Jekyll eut l'idée d'extérioriser tous ses
mauvais penchants en une deuxième personnalité appelée Mr Hydes.
La contrepartie était qu'il devait régulièrement consommer une
drogue permettant à Mr Hydes de prendre le dessus. Le Dr Jekyll
comptait ainsi prétendre à la pureté et à la vertu en mettant
toutes ses fautes sur le compte de Mr Hydes. Mais Mr Hydes était une
émanation de la personnalité du Dr Jekyll, une émanation à
laquelle, de surcroît, le docteur laissait volontairement libre
cours en ingérant sa drogue. Les deux partageaient le même corps,
et il était impossible de mettre terme aux agissement de l'un sans
affecter l'autre. Le projet du Dr Jekyll apparaît donc pour ce qu'il
est : non pas un réel effort en vue du Bien, mais une tentative
de se disculper, de rejeter loin de lui la faute quitte à passer du
péché au crime.
La
drogue sert ainsi d'excuse pour libérer de façon plus ou moins
contrôlée les pulsions que la société réprime en temps normal,
et qui risqueraient sinon de surgir de façon imprévisible, semant
le chaos: l'agressivité, le désir sexuel, le désir d'intimité, la
sédition. Conventionnellement, ce qui est fait sous l'emprise de la
drogue est imputé à la drogue comme excuse. Il est ainsi possible
aux hommes de se croire en conformité avec les normes sociales :
aliénés de leurs désirs qu'ils attribuent à la drogue, ils ne se
rebelleront pas contre elles.
Toutefois,
il arrive que dans un accès d'audace, les hommes conçoivent
l'ambition de réaliser leurs rêves, de combler leurs manques et de
satisfaire leurs désirs. Devant les difficultés pratiques que cela
soulève, ce qui se présente au premier abord comme une ambition
sérieuse peut insidieusement se transformer en prétexte au
débordement de l'imagination ; si bien que l'acte lui même n'a
plus qu'un rôle symbolique, sa fonction réelle étant de permettre
à l'acteur de continuer à croire en l'avenir radieux qui soi-disant
l'attendrait. L'attente est d'ailleurs la conduite la plus
représentative de ce mode de vie : on attend de gagner au loto,
de rencontrer le grand amour, on procrastine l'abandon de la
cigarette, la limitation de la consommation d'alcool et du temps
passé sur internet; on promet dans un avenir vague l'abolition de
toutes les facilités dans lesquelles on se complaît, de façon à
vivre par avance dans l'éclat d'une grandeur future. De l'évasion à
l'exercice réel de la liberté, il ne s'en faut parfois que d'un
cheveu, du triomphe du désir frustré sur la peur de l'inconnu. La
procrastination, l'attente ne sont que les moyens par lequel le désir
vaincu est pacifié, ce sont les compromis par lesquels il évite de
perdre la face, obtenant la vague promesse qu' un jour ses exigences
seront entendues. C'est la « défense contre le changement »
magistralement
décrite par TLP.
Ici,
les deux mensonges se font les deux options d'une fausse dichotomie
qui occulte la réalité. Le premier mensonge, de croire réaliser
quoi que ce soit avec des actes manqués. Le deuxième, la conviction
honteuse d'être foncièrement incapable d'atteindre l'objectif
souhaité. De cette façon, les sacrifices qui le rendraient possible
ne se présentent même pas à la pensée, exclus d'emblée des deux
termes de l'alternative.
Ainsi,
l'évasion apparaît comme un outil puissant au service du statu quo,
que ce soit à l'échelle individuelle ou sociale. Son rôle est de
détourner les désirs rebelles afin de les enfermer dans des actes
stériles. Les formes que prend l'évasion dans notre société
moderne révèlent donc les frustrations des individus qui l'habitent
– les étudier permet de sortir du circuit de l'autocélébration
permanente à laquelle se livrent les représentants médiatiques de
l'ordre social. En analysant la culture de masse, les rêves qu'elle
vend et les mythes qu'elle produit, j'essaierai dans un essai suivant
de dégager les désirs profonds laissés insatisfaits par la société
contemporaine.