mardi 17 juillet 2018

Stratégies de fuite

La consommation de drogues est une de ces pratiques que notre société feint de condamner. A haute voix, les autorités vous mettront en garde contre l'abus d'alcool, et vous rappelleront que le cannabis est une substance illicite. En réalité cependant, les soirées étudiantes copieusement arrosées s'organisent avec la bénédiction silencieuse des administrations. Se procurer du cannabis n'est difficile pour personne et les risques de se faire prendre sont minimes.

L'usage des drogues n'était jugé dangereux que tant qu'il était associé à un mode de vie contre-culturel, à un refus du consumérisme et du monde du travail. Là où la drogue facilite et amplifie l'efficacité au service des causes socialement valorisées, on ne trouve que peu de politiciens pour s'en offusquer. Pendant la deuxième guerre mondiale, des pilules d'amphétamines étaient distribuées aux pilotes de chasse. En Amérique, la répression des stupéfiants vise surtout le crack utilisé par les Noirs des cités, alors que la consommation de cocaïne chez les traders, pourtant bien connue, ne fait l'objet d'aucune campagne de lutte. Le café n'est absolument pas traité comme une drogue, malgré des effets psychotropes indéniables et en dépit de la dépendance réelle qu'il engendre chez les gros consommateurs. Il est l'exemple type de la "bonne" drogue, car facilitant l'éveil, l'attention, la concentration - ce qui le rend très utile pour les employés de bureau, sommés de passer des heures assis sur une chaise à résoudre des problèmes abstraits qui n'entretiennent que des rapports lointains avec la vie humaine.

Ce n'est que quand le cannabis et les hallucinogènes (LSD, champignons) sont devenus le moyen d'un repli sur le monde intérieur et d'une prétendue symbiose avec la Nature que les autorités ont commencé à s'inquiéter. Alors les maîtres du monde ont pu légitimement craindre l'avènement d'une génération perdue qui resterait définitivement à l'écart du système économique, une deuxième société qui dévorerait la première de l'intérieure. Ces craintes n'étaient pas fondées. Par nature, la consommation de drogues récréatives entretient un rapport ambigu avec le système: elle exprime certes le rejet et l'insatisfaction, mais d'une façon stérile, improductive; elle offre un exutoire aux désirs laissés insatisfaits par la routine quotidienne, ce qui permet à l'individu vidé de la reprendre le lendemain. L'alcool jouait déjà ce rôle auprès du prolétariat du 19ème siècle, et si les produits se sont diversifiés, leur fonction n'a pas changé. La drogue est une stratégie de fuite. Elle n'est cependant pas la seule.

L'évasion est le mécanisme par lequel nous substituons à la réalisation de nos aspirations profondes l'illusion de leur réalisation. C'est volontairement que nous y avons recours ; et ce choix que nous faisons témoigne de notre renoncement à obtenir satisfaction dans le monde réel. Mais dit comme cela, nous en aurions honte ; nul ne pourrait s'y résoudre. C'est pourquoi la fuite repose toujours sur un double mensonge, auquel on procède en deux temps: le premier consiste à s'imaginer capable de réalisations grandioses, c'est par là qu'on entre dans l'illusion ; dans un deuxième temps, on refuse la comparaison avec le héros, on refuse de le traiter comme un modèle à imiter au motif qu'après tous, le scénario n'était pas « réaliste ». Ainsi le rêveur atteint provisoirement un état subjectif de liberté et de contentement, sans pour autant devoir faire l'effort de remettre en question les conduites qui le maintiennent dans la frustration. Il s'agit maintenant de dégager les différentes modalités par lesquelles s'effectuent la fuite dans l'imaginaire, et leurs particularités respectives. Elles se distinguent principalement par leur éloignement à la réalité, qui varie en général en sens inverse de la lucidité du rêveur.

La fiction est la forme d'évasion qui s'éloigne le plus de la réalité, et celle par rapport à laquelle on est en général le plus lucide : en effet, la distinction entre fantasme et réalité est alors explicite, et le rôle de divertissement au moins partiellement assumé. Le rôle héroïque n'est pas associé directement au lecteur, mais à un personnage auquel le lecteur ne s'identifie qu'implicitement, dans l'enthousiasme de la découverte de ses aventures. C'est cette dissociation permanente entre le lecteur et le rôle fantasmé qui facilitera en dernier ressort le refus de s'en inspirer. Une fois le livre refermé ou le téléviseur éteint, le rêveur a clairement conscience de quitter un monde imaginaire pour revenir dans le monde réel. Il lui sera d'autant plus facile de faire comme si ces heures passées loin de lui-même n'étaient que pure divertissement sans aucune signification. Il omet donc de se demander pourquoi l'histoire l'avait autant fasciné, et ce que cela révèle de lui et de sa vie. En réalité, il cherche à vivre dans l'imaginaire les sensations qui lui manquent dans la vie réelle. La littérature nous fournit deux exemples célèbres de ce mode de vie à travers les personnages de Don Quichotte et de Madame Bovary. L'histoire de ces deux personnages débute précisément au moment où ils abandonnent l'univers fictif avec l'ambition de réaliser « en vrai » l'idéal qui leur plaisait tant dans leurs romans préférés : la grandeur chevaleresque pour Don Quichotte, l'amour pour Madame Bovary. Il va s'avérer que ces personnages se font des illusions envers lesquelles la vie se montrera impitoyable. Dans le cas de Madame Bovary, le lien entre la fuite dans les livres et la frustration d'un mariage sans amour est clairement établi par l'auteur. Le personnage n'est pas entièrement antipathique, et ses malheurs ont donc une portée critique : l'incohérence entre les rêves de Madame Bovary et la société étant posée, du moins cette dernière ne triomphe-elle pas en toute bonne conscience (comme le procès intenté à l'auteur va d'ailleurs le montrer). En revanche, la visée satirique et comique de Cervantès en fait un agent du deuxième mensonge : en raillant son personnage, il dénie toute légitimité aux aspirations à la gloire, à l'honneur et à l'amour qui trouvaient leur expression dans l'idéal chevaleresque. 

En deuxième place, nous avons les substances chimiques qui altèrent notre jugement, provoquant l'illusion au sein même de notre vie réelle. Dans ce cas, les faits eux-mêmes sont en général inchangés : « seule » notre perception de leur sens est altérée. A une rencontre banale et superficielle entre deux étrangers, l'alcool ou l'ecstasy associeront une illusion d'intimité. A la peur du ridicule et de l'échec, l'alcool ou la cocaïne substitueront une impression de toute-puissance et un mépris du risque. Encore faut-il faire une distinction supplémentaire : quant les drogues sont utilisées afin de lever un obstacle purement psychologique, dans le but de réaliser un objectif précis, il ne s'agit pas à proprement parler d'évasion ; car la conduite est en prise avec le monde réel. On entre dans l'évasion à partir du moment où l'objectif de la consommation de drogue est le sentiment lui-même, et non les actions qu'il permet de réaliser ; où on ne veut plus lever des barrières psychologiques, mais s'aveugler devant des obstacles réels. Ainsi, si un homme boit de l'alcool « pour se donner le courage » d'aborder une femme qui lui plait, ce n'est pas de l'évasion ; mais si cet homme boit pour oublier ses soucis de la journée, on est au cœur même du phénomène de fuite.

Contrairement à celui qui se noie dans un univers fictif, le consommateur de drogue perd momentanément conscience d'être dans l'illusion : pendant qu'il est sous l'emprise de la drogue, sa perception est altérée et il pourra même agir comme si l'illusion était réalité. Ce n'est qu'après l'effet dissipé qu'il prendra conscience de son délire et regrettera éventuellement certaines actions mal avisées. La forme que prend le deuxième mensonge dans ce cas est illustrée de façon exemplaire dans la nouvelle « L'Etrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hydes » de Robert Louis Stevenson. Le bon Dr. Jekyll, membre respectable de la bonne société victorienne, avait en secret un certains nombre d'habitudes peu avouables, dont celle de fréquenter assidûment les bordels de Londres. Comme le conflit entre le rôle du jour et la débauche de la nuit devenait trop insupportable, le Dr Jekyll eut l'idée d'extérioriser tous ses mauvais penchants en une deuxième personnalité appelée Mr Hydes. La contrepartie était qu'il devait régulièrement consommer une drogue permettant à Mr Hydes de prendre le dessus. Le Dr Jekyll comptait ainsi prétendre à la pureté et à la vertu en mettant toutes ses fautes sur le compte de Mr Hydes. Mais Mr Hydes était une émanation de la personnalité du Dr Jekyll, une émanation à laquelle, de surcroît, le docteur laissait volontairement libre cours en ingérant sa drogue. Les deux partageaient le même corps, et il était impossible de mettre terme aux agissement de l'un sans affecter l'autre. Le projet du Dr Jekyll apparaît donc pour ce qu'il est : non pas un réel effort en vue du Bien, mais une tentative de se disculper, de rejeter loin de lui la faute quitte à passer du péché au crime.

La drogue sert ainsi d'excuse pour libérer de façon plus ou moins contrôlée les pulsions que la société réprime en temps normal, et qui risqueraient sinon de surgir de façon imprévisible, semant le chaos: l'agressivité, le désir sexuel, le désir d'intimité, la sédition. Conventionnellement, ce qui est fait sous l'emprise de la drogue est imputé à la drogue comme excuse. Il est ainsi possible aux hommes de se croire en conformité avec les normes sociales : aliénés de leurs désirs qu'ils attribuent à la drogue, ils ne se rebelleront pas contre elles.

Toutefois, il arrive que dans un accès d'audace, les hommes conçoivent l'ambition de réaliser leurs rêves, de combler leurs manques et de satisfaire leurs désirs. Devant les difficultés pratiques que cela soulève, ce qui se présente au premier abord comme une ambition sérieuse peut insidieusement se transformer en prétexte au débordement de l'imagination ; si bien que l'acte lui même n'a plus qu'un rôle symbolique, sa fonction réelle étant de permettre à l'acteur de continuer à croire en l'avenir radieux qui soi-disant l'attendrait. L'attente est d'ailleurs la conduite la plus représentative de ce mode de vie : on attend de gagner au loto, de rencontrer le grand amour, on procrastine l'abandon de la cigarette, la limitation de la consommation d'alcool et du temps passé sur internet; on promet dans un avenir vague l'abolition de toutes les facilités dans lesquelles on se complaît, de façon à vivre par avance dans l'éclat d'une grandeur future. De l'évasion à l'exercice réel de la liberté, il ne s'en faut parfois que d'un cheveu, du triomphe du désir frustré sur la peur de l'inconnu. La procrastination, l'attente ne sont que les moyens par lequel le désir vaincu est pacifié, ce sont les compromis par lesquels il évite de perdre la face, obtenant la vague promesse qu' un jour ses exigences seront entendues. C'est la « défense contre le changement » magistralement décrite par TLP.
Ici, les deux mensonges se font les deux options d'une fausse dichotomie qui occulte la réalité. Le premier mensonge, de croire réaliser quoi que ce soit avec des actes manqués. Le deuxième, la conviction honteuse d'être foncièrement incapable d'atteindre l'objectif souhaité. De cette façon, les sacrifices qui le rendraient possible ne se présentent même pas à la pensée, exclus d'emblée des deux termes de l'alternative.

Ainsi, l'évasion apparaît comme un outil puissant au service du statu quo, que ce soit à l'échelle individuelle ou sociale. Son rôle est de détourner les désirs rebelles afin de les enfermer dans des actes stériles. Les formes que prend l'évasion dans notre société moderne révèlent donc les frustrations des individus qui l'habitent – les étudier permet de sortir du circuit de l'autocélébration permanente à laquelle se livrent les représentants médiatiques de l'ordre social. En analysant la culture de masse, les rêves qu'elle vend et les mythes qu'elle produit, j'essaierai dans un essai suivant de dégager les désirs profonds laissés insatisfaits par la société contemporaine.