La confrontation entre
« progressiste », « conservateurs » et
« réactionnaire » est une fausse alternative qui rend
impossible toute critique sérieuse de notre monde, et restreint
radicalement notre liberté d'agir. Cela apparaît clairement dès
lors qu'on développe la définition de ces trois termes : le
progressiste anticipe les changements à venir, le conservateur vise
à préserver ce qui existe, et le réactionnaire cherche à rétablir
ce qui a disparu. Ces trois conceptions ont en commun une vision
linéaire de l'histoire, supposée s'écouler inéluctablement à
l'instar du flot d'une rivière. Pour le progressiste, ce changement
est positif et se doit d'être encouragé, alors que pour le
conservateur ou le réactionnaire, il est négatif et doit être
endigué autant que faire se peut. Ainsi, tous trois se dispensent
d'examiner les causes de cette évolution prétendument « spontanée »
de notre société, et le rôle évident qu'y jouent nos choix
individuels et collectifs.
L'histoire n'est pas une
droite, c'est une structure arborescente qui ne nous paraît droite
que parce que, regardant vers le passé, nous ne voyons plus d'elle
que le chemin qui nous a amené jusqu'au présent. Ce chemin prend
alors les allures du destin - conception légitimée par le travail
des intellectuels qui prétendent tous avoir saisi le mécanisme
causal censé rendre « inévitables » les faits observés.
Cependant, si on leur demande d'appliquer leur remarquable science à
la prédiction d'événements futurs, le résultat est en général
tout différent.
Tour à tour, et avec le
même sentiment de certitude, ils nous ont prédit l'avènement d'une
société sans classes, la colonisation du système solaire, la
fusion nucléaire, la journée de travail à trois heures par jour,
la fin de l'histoire s'arrêtant sur la démocratie libérale, etc.,
etc. Vous devinerez donc sans peine à quel avenir sont promis l'idée
d'une Singularité débouchant sur une techno-utopie ou même
l'espoir apparemment plus raisonnable selon lequel les fléaux de la
faim, de la maladie et de la guerre seront définitivement vaincus au
21ème siècle. Ce qui est vraiment remarquable, c'est la capacité
qu'ont les intellectuels d'aujourd'hui à ne tenir aucun compte des
échecs de leurs prédécesseurs, c'est la certitude naïve qu'ils
ont d'être les premiers à avoir discerné les « véritables »
principes de l'Histoire.
Cette absence totale
d'humilité et de réflexivité critique est manifestement le
principal défaut du penseur moderne. Il s'est illustré encore
récemment avec l'élection de Donald Trump ou la victoire du Brexit
– deux résultats qui, étant perçus comme allant contre le sens
de l'histoire, avaient été exclus par la grande majorité des
« experts » médiatiques. A l'inverse, sitôt le résultat
tombé, des myriades d'analystes se sont employés à l'expliquer,
lui donnant à posteriori l'allure de l'inévitable. En réalité,
l'élection de Donald Trump ne s'est jouée qu'à quelques pourcents,
ce qui confère à de multiples causes insignifiantes le pouvoir de
l'avoir affectée.
Cette vision déterministe
et linéaire de l'histoire n'est pas seulement en échec total sur le
plan scientifique, c'est une véritable calamité politique. Tour à
tour, les forces dominantes du moment se présentent comme les élues
du Progrès et écrasent leurs adversaires sous les qualificatifs
méprisants de « conservateur frileux » ou de
« réactionnaire ». Pire, ces adversaires, qui partagent
en grande partie la même vision du temps, sont en leur for
intérieur convaincus que le pouvoir a raison et que tous leurs
efforts sont vains. Ainsi, que penser du pathétique « manifeste
accélérationiste » sinon qu'il témoigne d'une
fascination béate pour les formes de l'asservissement technocratique
contemporain, et d'une croyance naïve en la propagande spatiale de
la guerre froide? Une autre illustration en est donnée par le thème
du réchauffement climatique, dont le traitement médiatique confond
allégrement l'incertitude liée aux modèles à l'incertitude liée
aux « scénarios », c'est à dire à nos choix, pour
ne nous donner qu'une tendance, sur le modèle d'une vulgaire
prévision météo. Dans ces conditions, on comprend mieux que le
péril environnemental se déploie dans l'apathie générale !
Le rôle des choix collectifs, pourtant étudié par les
scientifiques, est occulté pour être remplacé par une tiède
récupération politique qui se limite souvent à la construction de
quelques éoliennes, ou à la promotion de la voiture électrique .
Certes, on comprend que ces options sont plus « business-friendly »
que la décroissance..
Rétablir
le rôle des choix dans l'histoire, c'est malheureusement aussi
rétablir notre responsabilité vis à vis des générations futures,
ce qui ne manquera pas d'être désagréable pour tous ceux qui ont
passé leur jeunesse à jouer au rebelle avant de se rallier au
confort de la classe dominante.
Ils
préféreraient sans nul doute limiter la culpabilité à une liste
restreinte de boucs émissaires, que ce soit Monsanto, les 1% ou les
Illuminati. Nous n'avons cependant pas le loisir de dorloter ces
illusions. Pour que renaisse l'espoir, il faut redonner au changement
le caractère d'une possibilité réelle (et non plus d'un doux
rêve), et donc accepter de nommer le renoncement pour ce qu'il est.
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