lundi 16 avril 2018

Le "sens de l'histoire"

La confrontation entre « progressiste », « conservateurs » et « réactionnaire » est une fausse alternative qui rend impossible toute critique sérieuse de notre monde, et restreint radicalement notre liberté d'agir. Cela apparaît clairement dès lors qu'on développe la définition de ces trois termes : le progressiste anticipe les changements à venir, le conservateur vise à préserver ce qui existe, et le réactionnaire cherche à rétablir ce qui a disparu. Ces trois conceptions ont en commun une vision linéaire de l'histoire, supposée s'écouler inéluctablement à l'instar du flot d'une rivière. Pour le progressiste, ce changement est positif et se doit d'être encouragé, alors que pour le conservateur ou le réactionnaire, il est négatif et doit être endigué autant que faire se peut. Ainsi, tous trois se dispensent d'examiner les causes de cette évolution prétendument « spontanée » de notre société, et le rôle évident qu'y jouent nos choix individuels et collectifs.

L'histoire n'est pas une droite, c'est une structure arborescente qui ne nous paraît droite que parce que, regardant vers le passé, nous ne voyons plus d'elle que le chemin qui nous a amené jusqu'au présent. Ce chemin prend alors les allures du destin - conception légitimée par le travail des intellectuels qui prétendent tous avoir saisi le mécanisme causal censé rendre « inévitables » les faits observés. Cependant, si on leur demande d'appliquer leur remarquable science à la prédiction d'événements futurs, le résultat est en général tout différent.
Tour à tour, et avec le même sentiment de certitude, ils nous ont prédit l'avènement d'une société sans classes, la colonisation du système solaire, la fusion nucléaire, la journée de travail à trois heures par jour, la fin de l'histoire s'arrêtant sur la démocratie libérale, etc., etc. Vous devinerez donc sans peine à quel avenir sont promis l'idée d'une Singularité débouchant sur une techno-utopie ou même l'espoir apparemment plus raisonnable selon lequel les fléaux de la faim, de la maladie et de la guerre seront définitivement vaincus au 21ème siècle. Ce qui est vraiment remarquable, c'est la capacité qu'ont les intellectuels d'aujourd'hui à ne tenir aucun compte des échecs de leurs prédécesseurs, c'est la certitude naïve qu'ils ont d'être les premiers à avoir discerné les « véritables » principes de l'Histoire.

Cette absence totale d'humilité et de réflexivité critique est manifestement le principal défaut du penseur moderne. Il s'est illustré encore récemment avec l'élection de Donald Trump ou la victoire du Brexit – deux résultats qui, étant perçus comme allant contre le sens de l'histoire, avaient été exclus par la grande majorité des « experts » médiatiques. A l'inverse, sitôt le résultat tombé, des myriades d'analystes se sont employés à l'expliquer, lui donnant à posteriori l'allure de l'inévitable. En réalité, l'élection de Donald Trump ne s'est jouée qu'à quelques pourcents, ce qui confère à de multiples causes insignifiantes le pouvoir de l'avoir affectée.

Cette vision déterministe et linéaire de l'histoire n'est pas seulement en échec total sur le plan scientifique, c'est une véritable calamité politique. Tour à tour, les forces dominantes du moment se présentent comme les élues du Progrès et écrasent leurs adversaires sous les qualificatifs méprisants de « conservateur frileux » ou de « réactionnaire ». Pire, ces adversaires, qui partagent en grande partie la même vision du temps, sont en leur for intérieur convaincus que le pouvoir a raison et que tous leurs efforts sont vains. Ainsi, que penser du pathétique « manifeste accélérationiste » sinon qu'il témoigne d'une fascination béate pour les formes de l'asservissement technocratique contemporain, et d'une croyance naïve en la propagande spatiale de la guerre froide? Une autre illustration en est donnée par le thème du réchauffement climatique, dont le traitement médiatique confond allégrement l'incertitude liée aux modèles à l'incertitude liée aux « scénarios », c'est à dire à nos choix, pour ne nous donner qu'une tendance, sur le modèle d'une vulgaire prévision météo. Dans ces conditions, on comprend mieux que le péril environnemental se déploie dans l'apathie générale ! Le rôle des choix collectifs, pourtant étudié par les scientifiques, est occulté pour être remplacé par une tiède récupération politique qui se limite souvent à la construction de quelques éoliennes, ou à la promotion de la voiture électrique . Certes, on comprend que ces options sont plus « business-friendly » que la décroissance..

Rétablir le rôle des choix dans l'histoire, c'est malheureusement aussi rétablir notre responsabilité vis à vis des générations futures, ce qui ne manquera pas d'être désagréable pour tous ceux qui ont passé leur jeunesse à jouer au rebelle avant de se rallier au confort de la classe dominante.
Ils préféreraient sans nul doute limiter la culpabilité à une liste restreinte de boucs émissaires, que ce soit Monsanto, les 1% ou les Illuminati. Nous n'avons cependant pas le loisir de dorloter ces illusions. Pour que renaisse l'espoir, il faut redonner au changement le caractère d'une possibilité réelle (et non plus d'un doux rêve), et donc accepter de nommer le renoncement pour ce qu'il est.

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