jeudi 19 avril 2018

Discrimination et méritocratie

Les compromissions du féminisme avec l'ordre existant se sont faites au prix de multiples contradictions internes et d'une ignorance délibérée des faits inconvenants. Le recours à la caricature, à l'invective et à l'intimidation a servi à dissimuler cette faiblesse grandissante de la doctrine féministe. Ce genre de tactique, si il a l'indéniable avantage de discréditer les adversaires de la cause, est dangereux à long terme précisément parce qu'il protège les adhérents de toute remise en cause sérieuse de leur idéologie, et donc de tout travail de réflexion critique. Une démonstration particulièrement claire en a été donnée lors de l'interview du psychologue canadien Jordan Peterson par la BBC.

Peterson est parvenu à articuler clairement sa pensée en refusant les déformations qu'en faisait l'interviewer et en évitant les pièges qu'on lui tendait. De ce fait, la malhonnêteté partisane de la journaliste est apparue au grand jour et a été condamnée au sein même des grands médias libéraux d'habitude si favorables à une certaine idéologie féministe. Comme en outre il était clair que la journaliste répondait non pas à Peterson, mais à une caricature de son intervenant, l'argumentaire de ce dernier s'est trouvé sans opposition et a remporté la confrontation par défaut.
Mais il n'y avait sans doute pas que la volonté de salir l'adversaire derrière ces déformations.
Cathy Newman et son invité partageaient trop de présupposés pour pouvoir réellement s'affronter. Dans ces conditions, la victoire appartenait à celui qui avait le moins d'arrières pensées, à celui qui était prêt à suivre la logique libérale où elle le mènerait sans en refuser arbitrairement certaines conséquences.

Ayant l'idéal libéral de l' « égalité des chances » pour tout horizon, le « militantisme » ne peut reconnaître comme adversaire que la « discrimination » contre laquelle il lutte sans relâche. Comme beaucoup de mouvements politiques, il travaille ainsi à abolir les conditions qui lui ont donné naissance. L'ennui, c'est que les problèmes des femmes ne se limitent pas à ceux contre lesquels le «militantisme » accepte de lutter. Il lui faut alors se contorsionner pour faire passer des problèmes systémiques pour de la discrimination afin de pouvoir leur appliquer ses recettes habituelles. Dans le cas présent, c'est l'inégalité salariale qui est systématiquement attribuée à de méchants sexistes sans que personne, d'habitude, ne relève les lacunes de ce raisonnement. C'est ce que Peterson a eu le mauvais goût de faire ici, montrant de façon fort convaincante que l'inégalité en question est en fait une conséquence logique des mécanismes impartiaux de l'entreprise et du marché du travail.
Affirmant sans ambages que le carriérisme est une guerre de tous contre tous, il cite des statistiques montrant que le caractère en moyenne plus agréable des femmes les handicape dans ce conflit. Heureusement, il a la solution : grâce à ses services professionnels, les femmes peuvent apprendre à s'affirmer et devenir plus compétitives. Quant Cathy Newman évoque le conflit famille carrière, Peterson n'objecte pas. Cathy Newman essaye alors de lui faire dire que les femmes célibataires sont malheureuses, mais Peterson n'a qu'à remarquer que de fait, la plupart des femmes (mais d'ailleurs aussi les hommes) désirent une vie familiale. C'est un libre choix, Cathy!

Ce qui est frappant, c'est qu'à ces deux endroits, des arguments féministes tout à fait standards auraient pu être utilisés. Ainsi, il était parfaitement possible de mettre en cause des stéréotypes de genre dans le caractère plus agréable des femmes, d'autant que l'efficacité même de la thérapie de Peterson plaide contre une interprétation biologique, innée de cette différence et en faveur d'un caractère acquis. Quant au conflit famille carrière, personne n'a relevé qu'il concernait principalement les femmes, qu'il était lié au fait que dans la plupart des couples, ce sont d'avantage les femmes qui assurent les tâches domestiques.

Pourquoi une telle interprétation suscite-t-elle alors un tel malaise ? C'est qu'elle brise l'unité supposée de la condition féminine et remet en cause les prétentions des militantes féministes à se faire les porte-parole des femmes. En effet, à l'instar des « Noirs », la réification des femmes en tant que groupe n'a de sens qu'à travers des problèmes communs. Les facteurs évoqués par Peterson ont le terrible inconvénient d'exclure de l'oppression sexiste précisément cette faction du sexe féminin qui veut s'en faire le représentant. Car les féministes, et en particulier les plus militantes d'entre elles, ne brillent en général ni par la douceur ni par le dévouement maternel. Comme ce sont précisément ces « vertus féminines » qui sont sanctionnées par le marché du travail, les « féministes » se retrouvent paradoxalement dans le camp des dominants. N'ont elles pas maintes fois dénoncé les vertus traditionnelles comme de la faiblesse? Ne se sont elles pas attachées à s'en départir ? La femme indépendante , volontaire, égoïste et sans attaches dont elles rêvent est en fait la véritable « nouvelle femme » du néolibéralisme, celle dont la personnalité est la plus adaptée aux besoins de l'entreprise et de la « guerre de tous contre tous ». Mais elles ne peuvent évidemment pas l'admettre car ce serait acter leur scission avec leurs « sœurs » qui continuent de désirer une vie familiale épanouie.

Cependant, alors même que leur désir d'  « égalité » les a conduit à imiter le modèle moderne de l'homme, y compris dans ce qu'il a de plus méprisable, les féministes continuent à vouloir se croire meilleures que lui. L'exemple le plus frappant en est donné par Hillary Clinton, femme politique corrompue qui a conduit la politique étrangère américaine avec l'impérialisme brutal qui la caractérise. Elle ne se différencie donc en rien de ses collègues masculins – à ceci près que de nombreuses « féministes » médiatiques ont voulu nous faire croire à l'espoir qu'elle représenterait. Un espoir d'avancement pour les ambitieuses de l'élite, d'accord, mais pour le peuple américain ? Et pour le monde ? Quant une icône féministe comme Gloria Steinem en vient à faire des commentaires sexistes sur les partisanes de Bernie Sanders, il est clair qu'il y a un malaise. C'est que ces femmes de l'élite sentent que leurs prétentions à défendre les intérêts de leur sexe convainquent de moins en moins.

Il y avait dans tout cela une grande incompréhension de la nature du pouvoir. Les traits des hommes qui le manie sont attribués à la nature masculine, ce qui permet aux femmes de se donner bonne conscience et d'ignorer les signes de ces mêmes tendances en elles. Cependant, la réalité est que l'homme de pouvoir n'est pas l'homme moyen. Sa personnalité est façonnée par le besoin de l'acquérir et de le conserver. Les femmes ont pu se bercer d'illusions sur leur prétendue supériorité morale précisément parce qu'elles en étaient dépourvu, mais le pouvoir les corrompra aussi sûrement qu'il a corrompu les hommes. Ou est-ce que seules des personnes avides et sans scrupule sont prêtes à faire ce qu'il faut pour l'obtenir ? En tous cas, penser qu'une différence d'identité sexuelle suffira à effacer ce biais de sélection requiert un sexisme qui aille bien au delà d'une simple différence statistique de quelques pourcents dans un trait de personnalité.

De même que la personnalité des puissants ne doit rien à la nature et encore moins au hasard, les personnes qui connaissent le succès dans l'univers professionnel actuel sont caractérisées non pas par une quelconque identité, mais par la possession de « qualités » personnelles se trouvant être utiles au bon fonctionnement de la machine économique. Cette machine se fiche totalement du sexisme ou de tout autre préjugé vétuste, il n'y a qu'à voir le sort qu'elle a réservé aux anciennes vertus viriles de courage et d'honneur : n'ayant à peu près rien à offrir à l'économie moderne, ces vertus sont ignorées la plupart du temps, et quand on s'en rappelle, c'est en général pour s'en moquer. La frustration de cet idéal dans le monde réel est sans doute ce qui explique son omniprésence dans le spectacle contemporain, la recrudescence des films d'actions et le succès d'une série comme Game of Thrones, située dans un un univers médiéval permettant aux personnages de se confronter physiquement à la violence et à la mort.

Mais l'immense force de cette machine, c'est d'être capable d'adapter nos valeurs à ses besoins sans que personne ne s'en rende compte. Le principe qui dissimule la nécessité économique porte le nom de méritocratie. Il est l'art d'arrêter tout débat sur la justice en évoquant une qualité discriminante, censée justifier les honneurs réservés aux élites. D'abord très convainquant, il l'est beaucoup moins dès qu'on pense à se demander pourquoi d'autres qualités n'entreraient pas aussi en considération.
Ainsi, notre société valorise beaucoup l'intelligence technique, mais très peu la sagesse ou la loyauté. La raison en est bien sûr que l'intelligence technique contribue au bon fonctionnement de l'industrie, à l'  « innovation » et à l'enrichissement des capitalistes. Encore est-elle moins à l'honneur actuellement que dans les Trente glorieuses, ce qui n'est sûrement pas sans lien avec la prépondérance actuelle de l'économie des services dans les pays occidentaux, et la délocalisation de l'industrie dans les pays à bas coûts de main d’œuvre. Quant à l'amitié, elle est de plus en plus assimilée à un moyen de se construire un réseau professionnel. La réussite étant prépondérante, il es t clair que toute loyauté ou tout dévouement trop profond feraient obstacle à la « mobilité » et à l' « agilité » du salarié contemporain, qui lui impose de briser ses liens dès que l'économie le commande. C'est dans ce cadre qu'il faut replacer les remarques de Peterson sur le conflit famille carrière, l'existence de ce conflit étant perçue comme allant de soi.

Ainsi, l'inégalité professionnelle qui existe entre individus de même origine sociale réside entièrement dans la conformité plus ou moins grande de leur caractère aux exigences contemporaines de l'emploi. Pourquoi alors ne pas mener la lutte sur la base de cette différence fondamentale plutôt que sur les différences accessoires que constituent le sexe ou la couleur de peau? Mais contrairement à elles, la différence d'adaptation au travail est une différence invisible, et d'autant plus inavouable que le système de valeurs méritocratique la traduit en une infériorité morale. En conséquence, le libéralisme peut se vanter à bon compte des progrès qu'il fait vers la justice à travers l'  abolition de « toutes les discriminations », tout en dissimulant les véritables mécanismes de l'exclusion qu'il engendre. On peut sans peine admirer le génie de cette stratégie : ayant constaté le danger que constituait l'organisation consciente d'une classe inférieure envers les hiérarchies existantes, on a décidé de coopter certains de leurs membres afin de vider de leur sens les signes sur lesquels s'opérait l'identification des dominés entre eux. A ce stade, on a presque oublié que des communistes ont pu un jour espérer que les Noirs, les gays et les femmes allaient se substituer à la classe ouvrière (alors anesthésiée par la consommation de masse) en tant que sujet révolutionnaire. Presque 50 ans plus tard, il faut admettre l'échec de cette stratégie dans le monde du travail, où loin d'avoir fait diminuer les inégalités, elle n'a fait que les déplacer, les masquer et les légitimer.

Les solidarités permettant de réellement lutter pour la justice sont encore à construire. Mais pour cela, il faudra d'abord dénoncer les délires identitaires qui incitent les femmes des classes moyennes à s'identifier à Hillary Clinton au lieu de se solidariser avec leurs collègues masculins.

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