Les compromissions du
féminisme avec l'ordre existant se sont faites au prix de multiples
contradictions internes et d'une ignorance délibérée des faits
inconvenants. Le recours à la caricature, à l'invective et à
l'intimidation a servi à dissimuler cette faiblesse grandissante de
la doctrine féministe. Ce genre de tactique, si il a l'indéniable
avantage de discréditer les adversaires de la cause, est dangereux à
long terme précisément parce qu'il protège les adhérents de toute
remise en cause sérieuse de leur idéologie, et donc de tout travail
de réflexion critique. Une démonstration particulièrement claire
en a été donnée lors de l'interview
du psychologue canadien Jordan Peterson par la BBC.
Peterson est parvenu à
articuler clairement sa pensée en refusant les déformations qu'en
faisait l'interviewer et en évitant les pièges qu'on lui tendait.
De ce fait, la malhonnêteté partisane de la journaliste est apparue
au grand jour et a été condamnée au sein même des grands médias
libéraux d'habitude si favorables à une certaine idéologie
féministe. Comme en outre il était clair que la journaliste
répondait non pas à Peterson, mais à une caricature de son
intervenant, l'argumentaire de ce dernier s'est trouvé sans
opposition et a remporté la confrontation par défaut.
Mais il n'y avait sans doute
pas que la volonté de salir l'adversaire derrière ces déformations.
Cathy Newman et son invité
partageaient trop de présupposés pour pouvoir réellement
s'affronter. Dans ces conditions, la victoire appartenait à celui
qui avait le moins d'arrières pensées, à celui qui était prêt à
suivre la logique libérale où elle le mènerait sans en refuser
arbitrairement certaines conséquences.
Ayant l'idéal libéral de
l' « égalité des chances » pour tout horizon, le
« militantisme » ne peut reconnaître comme adversaire
que la « discrimination » contre laquelle il lutte sans
relâche. Comme beaucoup de mouvements politiques, il travaille
ainsi à abolir les conditions qui lui ont donné naissance. L'ennui,
c'est que les problèmes des femmes ne se limitent pas à ceux contre
lesquels le «militantisme » accepte de lutter. Il lui faut
alors se contorsionner pour faire passer des problèmes systémiques
pour de la discrimination afin de pouvoir leur appliquer ses recettes
habituelles. Dans le cas présent, c'est l'inégalité salariale qui
est systématiquement attribuée à de méchants sexistes sans que
personne, d'habitude, ne relève les lacunes de ce raisonnement.
C'est ce que Peterson a eu le mauvais goût de faire ici, montrant de
façon fort convaincante que l'inégalité en question est en fait
une conséquence logique des mécanismes impartiaux de l'entreprise
et du marché du travail.
Affirmant sans ambages que
le carriérisme est une guerre de tous contre tous, il cite des
statistiques montrant que le caractère en moyenne plus agréable des
femmes les handicape dans ce conflit. Heureusement, il a la
solution : grâce à ses services professionnels, les femmes
peuvent apprendre à s'affirmer et devenir plus compétitives. Quant
Cathy Newman évoque le conflit famille carrière, Peterson n'objecte
pas. Cathy Newman essaye alors de lui faire dire que les femmes
célibataires sont malheureuses, mais Peterson n'a qu'à remarquer
que de fait, la plupart des femmes (mais d'ailleurs aussi les hommes)
désirent une vie familiale. C'est un libre choix, Cathy!
Ce qui est frappant, c'est
qu'à ces deux endroits, des arguments féministes tout à fait
standards auraient pu être utilisés. Ainsi, il était parfaitement
possible de mettre en cause des stéréotypes de genre dans le
caractère plus agréable des femmes, d'autant que l'efficacité même
de la thérapie de Peterson plaide contre une interprétation
biologique, innée de cette différence et en faveur d'un caractère
acquis. Quant au conflit famille carrière, personne n'a relevé
qu'il concernait principalement les femmes, qu'il était lié au fait
que dans la plupart des couples, ce sont d'avantage les femmes qui
assurent les tâches domestiques.
Pourquoi une telle
interprétation suscite-t-elle alors un tel malaise ? C'est
qu'elle brise l'unité supposée de la condition féminine et remet
en cause les prétentions des militantes féministes à se faire les
porte-parole des femmes. En effet, à l'instar des « Noirs »,
la réification des femmes en tant que groupe n'a de sens qu'à
travers des problèmes communs. Les facteurs évoqués par Peterson
ont le terrible inconvénient d'exclure de l'oppression sexiste
précisément cette faction du sexe féminin qui veut s'en faire le
représentant. Car les féministes, et en particulier les plus
militantes d'entre elles, ne brillent en général ni par la douceur
ni par le dévouement maternel. Comme ce sont précisément ces
« vertus féminines » qui sont sanctionnées par le
marché du travail, les « féministes » se retrouvent
paradoxalement dans le camp des dominants. N'ont elles pas maintes
fois dénoncé les vertus traditionnelles comme de la faiblesse? Ne
se sont elles pas attachées à s'en départir ? La femme
indépendante , volontaire, égoïste et sans attaches dont
elles rêvent est en fait la véritable « nouvelle femme »
du néolibéralisme, celle dont la personnalité est la plus adaptée
aux besoins de l'entreprise et de la « guerre de tous contre
tous ». Mais elles ne peuvent évidemment pas l'admettre car ce
serait acter leur scission avec leurs « sœurs » qui
continuent de désirer une vie familiale épanouie.
Cependant, alors même que
leur désir d' « égalité » les a conduit à
imiter le modèle moderne de l'homme, y compris dans ce qu'il a de
plus méprisable, les féministes continuent à vouloir se croire
meilleures que lui. L'exemple le plus frappant en est donné par
Hillary Clinton, femme politique corrompue qui a conduit la politique
étrangère américaine avec l'impérialisme brutal qui la
caractérise. Elle ne se différencie donc en rien de ses collègues
masculins – à ceci près que de nombreuses « féministes »
médiatiques ont voulu nous faire croire à l'espoir qu'elle
représenterait. Un espoir d'avancement pour les ambitieuses de
l'élite, d'accord, mais pour le peuple américain ? Et pour le
monde ? Quant une icône féministe comme Gloria Steinem en
vient à faire des commentaires sexistes sur les partisanes de
Bernie Sanders, il est clair qu'il y a un malaise. C'est que ces
femmes de l'élite sentent que leurs prétentions à défendre les
intérêts de leur sexe convainquent de moins en moins.
Il y avait dans tout cela
une grande incompréhension de la nature du pouvoir. Les traits des
hommes qui le manie sont attribués à la nature masculine, ce qui
permet aux femmes de se donner bonne conscience et d'ignorer les
signes de ces mêmes tendances en elles. Cependant, la réalité est
que l'homme de pouvoir n'est pas l'homme moyen. Sa personnalité est
façonnée par le besoin de l'acquérir et de le conserver. Les
femmes ont pu se bercer d'illusions sur leur prétendue supériorité
morale précisément parce qu'elles en étaient dépourvu, mais le
pouvoir les corrompra aussi sûrement qu'il a corrompu les hommes. Ou
est-ce que seules des personnes avides et sans scrupule sont prêtes
à faire ce qu'il faut pour l'obtenir ? En tous cas, penser
qu'une différence d'identité sexuelle suffira à effacer ce biais
de sélection requiert un sexisme qui aille bien au delà d'une
simple différence statistique de quelques pourcents dans un trait de
personnalité.
De même que la personnalité
des puissants ne doit rien à la nature et encore moins au hasard,
les personnes qui connaissent le succès dans l'univers professionnel
actuel sont caractérisées non pas par une quelconque identité,
mais par la possession de « qualités » personnelles se
trouvant être utiles au bon fonctionnement de la machine économique.
Cette machine se fiche totalement du sexisme ou de tout autre préjugé
vétuste, il n'y a qu'à voir le sort qu'elle a réservé aux
anciennes vertus viriles de courage et d'honneur : n'ayant à
peu près rien à offrir à l'économie moderne, ces vertus sont
ignorées la plupart du temps, et quand on s'en rappelle, c'est en
général pour s'en moquer. La frustration de cet idéal dans le
monde réel est sans doute ce qui explique son omniprésence dans le
spectacle contemporain, la recrudescence des films d'actions et le
succès d'une série comme Game of Thrones, située dans un un
univers médiéval permettant aux personnages de se confronter
physiquement à la violence et à la mort.
Mais l'immense force de
cette machine, c'est d'être capable d'adapter nos valeurs à ses
besoins sans que personne ne s'en rende compte. Le principe qui
dissimule la nécessité économique porte le nom de méritocratie.
Il est l'art d'arrêter tout débat sur la justice en évoquant une
qualité discriminante, censée justifier les honneurs réservés aux
élites. D'abord très convainquant, il l'est beaucoup moins dès
qu'on pense à se demander pourquoi d'autres qualités n'entreraient
pas aussi en considération.
Ainsi, notre société
valorise beaucoup l'intelligence technique, mais très peu la sagesse
ou la loyauté. La raison en est bien sûr que l'intelligence
technique contribue au bon fonctionnement de l'industrie, à l'
« innovation » et à l'enrichissement des capitalistes.
Encore est-elle moins à l'honneur actuellement que dans les Trente
glorieuses, ce qui n'est sûrement pas sans lien avec la
prépondérance actuelle de l'économie des services dans les pays
occidentaux, et la délocalisation de l'industrie dans les pays à
bas coûts de main d’œuvre. Quant à l'amitié, elle est de plus
en plus assimilée à un moyen de se construire un réseau
professionnel. La réussite étant prépondérante, il es t clair que
toute loyauté ou tout dévouement trop profond feraient obstacle à
la « mobilité » et à l' « agilité » du
salarié contemporain, qui lui impose de briser ses liens dès que
l'économie le commande. C'est dans ce cadre qu'il faut replacer les
remarques de Peterson sur le conflit famille carrière, l'existence
de ce conflit étant perçue comme allant de soi.
Ainsi, l'inégalité
professionnelle qui existe entre individus de même origine sociale
réside entièrement dans la conformité plus ou moins grande de leur
caractère aux exigences contemporaines de l'emploi. Pourquoi alors
ne pas mener la lutte sur la base de cette différence fondamentale
plutôt que sur les différences accessoires que constituent le sexe
ou la couleur de peau? Mais contrairement à elles, la différence
d'adaptation au travail est une différence invisible, et d'autant
plus inavouable que le système de valeurs méritocratique la traduit
en une infériorité morale. En conséquence, le libéralisme peut se
vanter à bon compte des progrès qu'il fait vers la justice à
travers l' abolition de « toutes les discriminations »,
tout en dissimulant les véritables mécanismes de l'exclusion qu'il
engendre. On peut sans peine admirer le génie de cette stratégie :
ayant constaté le danger que constituait l'organisation consciente
d'une classe inférieure envers les hiérarchies existantes, on a
décidé de coopter certains de leurs membres afin de vider de leur
sens les signes sur lesquels s'opérait l'identification des dominés
entre eux. A ce stade, on a presque oublié que des communistes ont
pu un jour espérer que les Noirs, les gays et les femmes allaient se
substituer à la classe ouvrière (alors anesthésiée par la
consommation de masse) en tant que sujet révolutionnaire. Presque 50
ans plus tard, il faut admettre l'échec de cette stratégie dans le
monde du travail, où loin d'avoir fait diminuer les inégalités,
elle n'a fait que les déplacer, les masquer et les légitimer.
Les solidarités permettant
de réellement lutter pour la justice sont encore à construire. Mais
pour cela, il faudra d'abord dénoncer les délires identitaires qui
incitent les femmes des classes moyennes à s'identifier à Hillary
Clinton au lieu de se solidariser avec leurs collègues masculins.
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