Le mouvement #me too nous a
été vendu par les médias de masse comme une libération inédite
de la parole concernant le harcèlement sexuel. Il apporte la preuve
que le harcèlement sexuel est répandu et impuni, qu'il est le fait
d'hommes puissants n'ayant pas à craindre les répercussions de
leurs actes. Après cela, comment douter de l'existence du
patriarcat ? Comment ne pas y voir une domination masculine ?
Là encore, un filtre
idéologique caché est à l'oeuvre. Il ne nous montre que les faits
qui s'accordent avec la thèse implicite qui est la sienne, et cache
ceux qui désigneraient un autre responsable. En 2014, une dizaine de
salariés d'Orange, dont trois femmes et sept hommes, se sont donnés
la mort. Cependant, cela n'a pas semblé beaucoup
émouvoir le journal Le Monde, qui préfère se référer aux
bienveillants experts de la « prévention des conduites à
risque ». On imagine mal la « prévention des conduites à
risque » être invoquée pour lutter contre le viol.
Néanmoins, l'article se sent obligé de reconnaître que la majorité
des suicides avaient « une relation explicite au travail ».
Sans blague.
En 2012, suite à une première vague
de suicides dans la même entreprise, « Le Monde » avait
préféré minimiser. Ce qu'il avait de mieux à faire,
manifestement, était de contester l'utilisation du mot « vague »
pour démontrer que le taux de suicide constaté était normal, tout
en reconnaissant à contrecoeur qu' «Il
ne fait pas de doute que certaines des techniques de management
utilisées à FranceTélécom ont été odieuses ».
En
revanche, lors du phénomène #me too, ce même journal s'est
courageusement mis en première ligne dans la dénonciation de l'abus
de pouvoir et de la domination masculine, alors même qu'aucun mort
n'était à déplorer. C'est le mot « abus » qui nous
renseigne sur la nature de ce paradoxe. Il sous entend que certaines
utilisations du pouvoir sont légitimes mais que d'autres « vont
trop loin », et peuvent être condamnées. Ainsi, comme une
femme afghane qui trouve normale le port de la burka et les coups de
son mari, nous sommes conditionnés à accepter une violence morale
ordinaire dans l'entreprise, et qu'importe si elle en mène certains
au suicide.
Nous nous résignons à
accepter les moqueries et les brimades, le sacrifice de nos soirées
et de nos vacances, les déménagements sur commande qui nous
séparent de nos familles et de nos amis, la menace implicite d'être
viré et la peur constante du chômage qui va avec. L'extorsion de
faveurs sexuelles, cependant, cela va trop loin. C'est trop grossier,
trop susceptible d'indigner. Alors nous avons décidé de scier la
branche malade pour mieux sauver le tronc, pour mieux nous aveugler
sur la prétendue justice méritocratique du monde du travail. Car
cette branche comme le reste s'enracinent au même endroit, dans la
dépendance de l'employé vis à vis de l'employeur.
Ce n'est évidemment pas
parce qu'il est un homme que le chef harcèle dans l'impunité ses
subordonnés, mais bien parce que la hiérarchie lui confère un
pouvoir qui sème la peur dans le cœur de ses victimes et les réduit
au silence. Cette vérité, cependant, ne sert pas les intérêts des
femmes cadres, qui bien qu'elles souffrent de leur
hiérarchie, n'ont en réalité comme but que d'en gravir les
échelons afin d'un jour manier le pouvoir dont elles sont
actuellement les victimes. Le discours consistant à blâmer les
hommes est bien plus adapté à leurs ambitions : il a le mérite
de disqualifier les élites actuelles, tout en nous disposant
favorablement au règne des nouvelles. Ce discours, cependant, est
aussi traître pour les femmes qui le manient qu'il est injuste
envers les hommes qui le subissent. Et ceci pour une raison très
simple : car ce n'est jamais qu'une infime minorité d'hommes,
ou de femmes, qui disposera du pouvoir sans en être victime.
Pour de nombreuses femmes,
le féminisme a constitué une « couche protectrice » au
sens de Polanyi, donnant un sens à leur carriérisme en l'inscrivant
dans une lutte contre les normes patriarcales qui longtemps les
avaient empêché d'accéder à l'emploi. Une telle croyance
permettait de rendre supportables les vicissitudes du travail, comme
le prix à payer pour enfin échapper à l'enfermement du foyer. De
plus, le développement du féminisme laissait espérer aux femmes
que leur condition allait s'améliorer, indépendamment de la
dégradation générale du marché du travail. Le mouvement #me too,
j'en suis persuadé, représente en fait la crise de ce système de
croyance qui échoue de plus en plus à rendre compte des problèmes
des femmes.
Maintenant que leurs
« soeurs » sont devenues médecin, juge ou DRH, les
femmes ne comprennent pas pourquoi elles sont encore soumises aux
brimades quotidiennes. Le féminisme leur avait promis la libération,
mais elles n'ont trouvé au travail que dépendance, routine et
exploitation. Alors elles ont réagi en s'attaquant violemment aux
derniers traits spécifiquement masculins de la force impersonnelle
qui les domine. Quant elles constateront
l'impuissance de leurs changements cosmétiques à altérer
véritablement la nature de leur condition, le « féminisme »
actuel risque fort d'en prendre un coup.
L'évolution
juridique du « harcèlement » préfigure déjà les
changements à venir. Loin de ne viser que l'insistance des hommes
pour obtenir des faveurs sexuels, le « harcèlement moral »
est un concept vague et protéiforme recouvrant tout type de
situation dans lequel l'employé se sent victimisé. Il témoigne
ainsi du caractère diffus de l'oppression qui s'exerce sur les
employés, une oppression qui ne procède pas des actes spécifiques
d'individus particuliers, mais de la nature même du rapport
salarial.
Le mouvement #me too n'a
donc rien d'un soulèvement révolutionnaire contre le
« patriarcat ». Il s'agit au contraire d'une tentative
désespérée pour trouver un coupable masculin au mal être
professionnel des femmes ; tentative qui procède du désir
paradoxal de se libérer des contraintes du salariat sans en modifier
les structures. Il est le signe d'une crise profonde du féminisme.
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