vendredi 6 avril 2018

#me too : Violence sexiste et violence ordinaire

Le mouvement #me too nous a été vendu par les médias de masse comme une libération inédite de la parole concernant le harcèlement sexuel. Il apporte la preuve que le harcèlement sexuel est répandu et impuni, qu'il est le fait d'hommes puissants n'ayant pas à craindre les répercussions de leurs actes. Après cela, comment douter de l'existence du patriarcat ? Comment ne pas y voir une domination masculine ?

Là encore, un filtre idéologique caché est à l'oeuvre. Il ne nous montre que les faits qui s'accordent avec la thèse implicite qui est la sienne, et cache ceux qui désigneraient un autre responsable. En 2014, une dizaine de salariés d'Orange, dont trois femmes et sept hommes, se sont donnés la mort. Cependant, cela n'a pas semblé beaucoup émouvoir le journal Le Monde, qui préfère se référer aux bienveillants experts de la « prévention des conduites à risque ». On imagine mal la « prévention des conduites à risque » être invoquée pour lutter contre le viol. Néanmoins, l'article se sent obligé de reconnaître que la majorité des suicides avaient « une relation explicite au travail ». Sans blague.

En 2012, suite à une première vague de suicides dans la même entreprise, « Le Monde » avait préféré minimiser. Ce qu'il avait de mieux à faire, manifestement, était de contester l'utilisation du mot « vague » pour démontrer que le taux de suicide constaté était normal, tout en reconnaissant à contrecoeur qu' «Il ne fait pas de doute que certaines des techniques de management utilisées à FranceTélécom ont été odieuses ».
En revanche, lors du phénomène #me too, ce même journal s'est courageusement mis en première ligne dans la dénonciation de l'abus de pouvoir et de la domination masculine, alors même qu'aucun mort n'était à déplorer. C'est le mot « abus » qui nous renseigne sur la nature de ce paradoxe. Il sous entend que certaines utilisations du pouvoir sont légitimes mais que d'autres « vont trop loin », et peuvent être condamnées. Ainsi, comme une femme afghane qui trouve normale le port de la burka et les coups de son mari, nous sommes conditionnés à accepter une violence morale ordinaire dans l'entreprise, et qu'importe si elle en mène certains au suicide.

Nous nous résignons à accepter les moqueries et les brimades, le sacrifice de nos soirées et de nos vacances, les déménagements sur commande qui nous séparent de nos familles et de nos amis, la menace implicite d'être viré et la peur constante du chômage qui va avec. L'extorsion de faveurs sexuelles, cependant, cela va trop loin. C'est trop grossier, trop susceptible d'indigner. Alors nous avons décidé de scier la branche malade pour mieux sauver le tronc, pour mieux nous aveugler sur la prétendue justice méritocratique du monde du travail. Car cette branche comme le reste s'enracinent au même endroit, dans la dépendance de l'employé vis à vis de l'employeur.

Ce n'est évidemment pas parce qu'il est un homme que le chef harcèle dans l'impunité ses subordonnés, mais bien parce que la hiérarchie lui confère un pouvoir qui sème la peur dans le cœur de ses victimes et les réduit au silence. Cette vérité, cependant, ne sert pas les intérêts des femmes cadres, qui bien qu'elles souffrent de leur hiérarchie, n'ont en réalité comme but que d'en gravir les échelons afin d'un jour manier le pouvoir dont elles sont actuellement les victimes. Le discours consistant à blâmer les hommes est bien plus adapté à leurs ambitions : il a le mérite de disqualifier les élites actuelles, tout en nous disposant favorablement au règne des nouvelles. Ce discours, cependant, est aussi traître pour les femmes qui le manient qu'il est injuste envers les hommes qui le subissent. Et ceci pour une raison très simple : car ce n'est jamais qu'une infime minorité d'hommes, ou de femmes, qui disposera du pouvoir sans en être victime.

Pour de nombreuses femmes, le féminisme a constitué une « couche protectrice » au sens de Polanyi, donnant un sens à leur carriérisme en l'inscrivant dans une lutte contre les normes patriarcales qui longtemps les avaient empêché d'accéder à l'emploi. Une telle croyance permettait de rendre supportables les vicissitudes du travail, comme le prix à payer pour enfin échapper à l'enfermement du foyer. De plus, le développement du féminisme laissait espérer aux femmes que leur condition allait s'améliorer, indépendamment de la dégradation générale du marché du travail. Le mouvement #me too, j'en suis persuadé, représente en fait la crise de ce système de croyance qui échoue de plus en plus à rendre compte des problèmes des femmes.

Maintenant que leurs « soeurs » sont devenues médecin, juge ou DRH, les femmes ne comprennent pas pourquoi elles sont encore soumises aux brimades quotidiennes. Le féminisme leur avait promis la libération, mais elles n'ont trouvé au travail que dépendance, routine et exploitation. Alors elles ont réagi en s'attaquant violemment aux derniers traits spécifiquement masculins de la force impersonnelle qui les domine. Quant elles constateront l'impuissance de leurs changements cosmétiques à altérer véritablement la nature de leur condition, le « féminisme » actuel risque fort d'en prendre un coup.

L'évolution juridique du « harcèlement » préfigure déjà les changements à venir. Loin de ne viser que l'insistance des hommes pour obtenir des faveurs sexuels, le « harcèlement moral » est un concept vague et protéiforme recouvrant tout type de situation dans lequel l'employé se sent victimisé. Il témoigne ainsi du caractère diffus de l'oppression qui s'exerce sur les employés, une oppression qui ne procède pas des actes spécifiques d'individus particuliers, mais de la nature même du rapport salarial.

Le mouvement #me too n'a donc rien d'un soulèvement révolutionnaire contre le « patriarcat ». Il s'agit au contraire d'une tentative désespérée pour trouver un coupable masculin au mal être professionnel des femmes ; tentative qui procède du désir paradoxal de se libérer des contraintes du salariat sans en modifier les structures. Il est le signe d'une crise profonde du féminisme.


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