Dans un billet précédent,
je critiquais déjà l'habitude libérale consistant à faire du
« libre choix des individus» un bouclier contre tout
reproche. Il est temps maintenant d'approfondir cette critique. Il y
a urgence en la matière: la conception libérale du choix nous fait
perdre de vue la véritable liberté. Elle agit comme un
anesthésiant, nous rassurant à tort sur notre capacité à résister
à l'habitude, à la convention et à l'influence psychologique des
médias.
Un idéal de
pseudo-émancipation est porté par les classes éclairées et leurs
donneurs de leçons institutionnels. Les traditions, les rôles
sociaux, seraient des contraintes étouffantes empêchant les
individus de se réaliser pleinement ; il faudrait s'en
débarrasser afin qu'enfin puisse advenir une société d'individus
libres. L'individu, enfin libéré de ces vieilleries, pourrait alors
choisir rationnellement les moyens de son bonheur. Pour les plus
vulgaires, le « rationnel » est assimilé à ce qu'il y a
dans la vie de plus bassement matériel : l'argent, le confort ;
sans doute pour se démarquer des traditions religieuses qui
méprisaient ces plaisirs terrestres. Cependant, l'erreur d'une telle
conception a vite été reconnue, depuis que David Hume a écrit son
célèbre texte dénonçant les amalgames entre prescriptif et
descriptif et entre science et valeurs. Il est impossible de
démontrer que la poursuite de la richesse est plus « rationnelle »
que la création poétique, ou que le dévouement maternel ;
toute tentative en ce sens devra tôt ou tard introduire un jugement
de valeur reflétant l'opinion de l'auteur, que tous les faits du
monde ne suffiraient pas à justifier.
Qu'à cela ne tienne – à
la raison prescriptrice universelle, les économistes ont substitué
l' « utilité ». Ils considèrent que les
individus ont des préférences innées leur permettant d'affecter à
toute situation une note appelée « utilité », reflétant
son caractère désirable ou indésirable. La rationalité
idéale consisterait alors, devant chaque choix, à en peser les
conséquences grâce à l'utilité , afin de choisir la
meilleure option. Il y a bien sûr un problème évident avec ce
modèle : personne ne sait ce qu'est l' utilité. Les
économistes, qui n'en sont pas à leur premier sophisme, ont recourt
à un beau raisonnement circulaire, à travers le concept de
« préférences révélées »: certes, nous ne savons ni
calculer l'utilité, ni expliciter des préférences totalement
compatibles avec nos choix – mais une fois connus, ceux-ci
permettent de calculer des « préférences révélées »,
et c'est comme si le modèle était vrai !
Les détails du modèle, qui
ne sont connus que d'experts, sont moins importants que ses
caractéristiques générales, qui rencontrent une acceptation
beaucoup plus large. Le choix individuel, selon cette conception,
revêt trois caractéristiques principales : il reflète des
qualités intrinsèques de l'individu dont il exprime le caractère,
il n'est pas soumis à des contraintes externes et il repose sur une
anticipation correcte des conséquences. Toutes ces conditions sont
requises pour faire de « c'est mon choix » un argument
convainquant : sans la première clause, l'individu est
influençable ; sans la deuxième, il est prisonnier, et sans la
troisième, il est irresponsable.
L'image renvoyée à
l'individu est celle d'un « adulte responsable » qui agit
conformément à sa volonté souveraine et assume les conséquences
de ses actes, sans être excessivement contraint par son
environnement. En proie à l'hubris de se croire maître de son
devenir, il devient fréquent de nier qu'il puisse y avoir de
l'imprévu, du hasard, voire pire encore, du destin. Ainsi les
officines de prévision et de prévention se multiplient :
météo, trafic routier, élections, affluence dans les lieux publics
ou dans les bars ; tout doit être anticipé. La maladie et la
mort ne peuvent pas être des accidents, des coups du sort, il faut
leur trouver une explication pour préserver la croyance que mes
actes peuvent m'en protéger. La liste des substances cancérigènes
n'en finit pas de s'allonger : tabac, alcool, sucre, graisses,
viande rouge – afin de prolonger la vie, il convient d'en ôter
tous les plaisirs.
Le plaisir suprême, c'est
en effet de se croire maître, de se sentir à l'abri des accidents
de parcours ; et dans le but de préserver cette illusion, aucun
sacrifice n'est de trop. La science, il est convenu, va bientôt nous
délivrer du doute et soumettre tous les évènements au calcul
rationnel. Il n'en est rien, bien entendu, mais c'est un autre sujet.
Pour l'instant, contentons nous de constater que cette période
bénie n'est pas encore arrivée, et que dans la mesure où notre vie
est prévisible, c'est qu'elle est guidée non par nos choix mais par
des impératifs sociaux - le métro, boulot, dodo. Dès que l'on
s'écarte de la convention, l'infini des possibles s'ouvre sous nos
pieds – que se passe-t-il si l'on quitte sa carrière, si l'on
tombe amoureux d'un étranger, si, dans les termes de Milan Kundera,
on s'éloigne de tous les « es muss sein »? Alors la
société n'offre plus de solution toute faite – chacun en est
rendu à son initiative, à la singularité d'une vie.
La société elle même,
cette machine bien huilée, peut parfois se gripper
inexplicablement ; et la raison en est d'autant plus difficile à
identifier que les organismes bureaucratiques de prévention et de
gestion se sont accumulés. A la part d'imprévisible naturel que ces
organismes ont fait disparaître s'est substitué un imprévisible
interne : c'est la rançon de la complexité. Alors, quand la
prévision échoue et qu'un accident survient, un peuple paniqué se
lance dans une quête furieuse du « responsable ». Même
quand la cause est naturelle, l'existence d'instances de prévisions
et de préventions fourni des coupables idéaux, en fondant
l'exigence que tout, même l'accident, puisse être anticipé.
Pourquoi la météo s'est-elle trompée ? Pourquoi l'ordre
d'évacuer n'a-t-il pas été donné ? Pourquoi a-t-on laissé
construire en zone inondable ? Comme par hasard, on n'entend ce
type de préoccupation que dans les semaines suivant un accident :
ceux là même qui maudissent alors les fameuses constructions
étaient silencieux quand tout allait bien, et que le boom immobilier
enrichissait la région. Quand le malheur arrive, la meilleure
défense est de pouvoir s'abriter derrière le règlement – c'est à
dire, précisément, d'abdiquer son libre arbitre. Le seul reproche
légitime, c'est de n'avoir pas suivi les règles – à l'inverse,
tout soupçon d'initiative personnelle vous distingue comme un
bouc-émissaire idéal.Personne ne se demandera alors si compte tenu
de la situation, votre décision n'était pas raisonnable. On
reprochera à votre choix de ne pas se conformer à l'idéal du choix
rationnel – on vous reprochera de n'être pas capable de prédire
l'avenir. La connerie la plus profonde ne sera pas dénoncée dès
lors qu'elle aura reçu l'onction institutionnelle et la bénédiction
législative. Ce qui se présente comme un éloge du libre arbitre se
transforme donc dans les faits en une défense impitoyable de
l'institution contre ses membres.
Non moins paradoxale est la
volonté de faire du moindre caprice l'expression d'une identité
profonde. Le culte des « préférences personnelles »
jette un voile pudique sur le conflit entre valeurs et désirs
contradictoires qui anime réellement nos pensées. Il flatte notre
vanité en nous encourageant à croire que les goûts qui nous sont
insufflés par les annonceurs sont bien l'expression de notre
personnalité. Cependant, aucune idéologie ne peut se permettre
d'ignorer totalement les réalités les plus évidentes, et il a donc
fallu trouver un moyen d'expliquer les effets de la drogue, de la
manipulation, de l'embrigadement politique ou sectaire. L'explication
retenue, malheureusement, emprunte plus au répertoire de la
sorcellerie qu'à la pensée rationnelle. Il y aurait donc un état
normal dans lequel la personne est en pleine possession de ses
facultés mentales ; connaît ses préférences et est capable
d'agir en vue de les satisfaire. Puis, par un procédé inexpliqué
et apparemment inexplicable, que je me permettrai donc de qualifier
de magique, l'être précédemment rationnel tombe sous l'influence
d'un gourou, d'un parti ou d'une idéologie. Il suffirait ensuite de
conjurer le sort en éloignant l'influence néfaste pour que, presto,
l'être rationnel reprenne de nouveau contrôle de son corps. C'est
ainsi que, tour à tour, le Coran, les jeux vidéos, la pornographie
ou les « fake news » vont être accusés de propager le
fanatisme, la violence, le sexisme ou l'irrationalité.
Aucuns détails ne sont
jamais donnés quant à la façon dont agiraient ces contenus nocifs.
Il est simplement supposé, comme dans la magie, que le même appelle
le même ; que des jeux violents poussent à la violence, que
des vidéos pornographiques poussent à l'expression sauvage du désir
sexuel. On tient rarement compte du fait que ces contenus ne
s'invitent pas d'eux mêmes dans la vie de ceux qui les consomment;
que les jeux vidéos n'entrent pas tous seuls dans les chambres, et
que les images pornographiques n'apparaissent pas spontanément sur
les écrans. Que beaucoup de terroristes islamistes ont été
infidèles. Mais on est alors forcé d'admettre que les contenus
répondent à un désir de l'individu, et le mythe libéral du choix
rationnel reprend alors le dessus. Entre le surhomme et le zombie,
l'individu contemporain ne connaît pas d'intermédiaire. Il bascule
entre deux idées contradictoires, entre voir son prochain comme
pleinement responsable et maître de lui-même, et le voir comme la
marionnette d'un leader ou d'une idée.
Comme souvent, le discours
retenu est celui qui sonne le mieux à nos oreilles. Ainsi des
parents chrétiens conservateurs ayant un fils transsexuel en
rendront responsable la théorie du genre et la propagande gay ;
tandis que leurs voisins de gauche dont le fils a des comportements
machos adresseront leurs reproches aux jeux vidéos sexistes ou aux
forums associés. Inversement, ils feront des mésaventures de leurs
voisins un récit de libération ; ils loueront l'indépendance
d'esprit du fils qui aura su résister aux préjugés ou s'affranchir
du « politiquement correct ». L'homme contemporain
n'entend pas perdre une si bonne occasion de jouer au surhomme. Dès
que possible, il se félicitera d'avoir su résister aux sirènes de
la propagande adverse, aveugle qu'il est à la propagande de son
propre camp. Il veut faire de ses opinions comme de ses goûts
l'expression de son individualité. C'est pourquoi rien ne lui est
plus insupportable que l'idée qu'il ait pu subir une influence
extérieure.
Il veut donc introduire la
raison jusque dans ce qui, il y a peu, était encore vu comme son
contraire : la passion. Nous assistons à la « criminalisation
de la séduction, sous le nom de harcèlement », dont parlait
Philippe Muray. Peu à peu, le moment du consentement recule, jusqu'à
l'instant même de la rencontre : d'abord il avait trait à
l'acte sexuel, puis aux « attouchements », aux baisers et
aux caresses, et maintenant il concerne aussi les paroles, voire les
« regards insistants ». Dans un proche avenir, peut être,
les pensées impures seront soumises à la condamnation, l' acte de
se masturber en pensant à une fille sera vu comme nécessitant son
consentement . On comprend cependant que de tels « crimes »
seront difficiles à punir. Cette extension du domaine du
consentement relève d'une volonté de rationaliser la passion, de la
couler dans le moule du choix réfléchi et d'entretenir l'illusion
qu'il puisse y avoir du sexe sûr et du désir sans douleur.
L'attention portée à la répétition des actes, qui est guère le
seul critère objectif, illustre parfaitement la croyance en des
goûts fixés à priori. Selon une telle perspective, la rencontre de
deux partenaires s'effectue comme l'emboîtement de deux pièces de
puzzle - autant dire qu'il ne peut pas y avoir de cour ou de
séduction ; soit vous êtes compatibles , soit vous ne
l'êtes pas, c'est tout, point à la ligne. Toute insistance ne peut
que relever d'une guerre d'usure, ou d'une tentative de manipulation.
Les plaidoyers, les billets doux sont des ruses visant à éloigner
l'aimée de ses « vrais » sentiments, c'est à dire ses
idées préconçues de ce à quoi un amant doit ressembler – idées
qui, bien loin d'exprimer la personnalité, ne font le plus souvent
que refléter le climat culturel du moment.
En toute logique, jamais la
différence entre les goûts affichés et la réalité n'a été
aussi grande. Tout en proclamant haut et fort sa croyance en
l'égalité des sexes et sa haine de la virilité machiste, la femme
moderne se complaît à lire 50 Nuances de Gray, torchon
quasi-pornographique racontant la relation sado-masochiste entre un
milliardaire et sa secrétaire ; relation qui, si elle était
réelle, lui vaudrait aussitôt les foudres du mouvement #me too. De
nombreux hommes se plaignent de n'avoir aucun succès auprès des
femmes malgré leur respect scrupuleux de tous les conseils prodigués
par les féministes, et l'on comprend à demi-mots qu'ils ont si bien
suivi ces conseils qu'à aucun moment une femme normale n'aurait pu
deviner qu'ils s'intéressaient à elle! Face à ces échecs, les
féministes outrées dénoncent l'insupportable toupet de ces
hommes ; ils osent prétendre à une relation charnelle avec une
femme ? Mais ils devraient appliquer leurs recommandations sans
arrières pensées, et tirer plaisir de faire le Bien !
L'incohérence interne des
individus se manifeste par l'échec de leurs décisions
personnelles : le taux de divorce plafonne autour de 50%, et au
sein des familles, le travail tardif et les écrans isolent les
individus, les libérant de la nécessité de se parler. Des
entreprises osent faire de la réclame pour l'adultère, vantant
leurs sites de rencontre pour hommes et femmes mariés. Ce retour en
vogue de l'adultère, qui ne choque personne, suggère une absence de
passion dans les couples semblable à celle qui prévalait au
dix-huitième siècle, où le libertinage compensait l'ennui des
mariages arrangés. L'amour, désormais, se trouve surtout au cinéma.
Ceux-là même qui le vivent encore sont privés des moyens de
l'exprimer – des termes comme « petit-ami » ou
« copain » ne donnent plus aucune indication du sérieux
de la relation, le lyrisme étant décidément passé de mode. C'est
limite si les amoureux contemporains n'en seraient pas à s'excuser
du mauvais goût de leurs sentiments, à une époque où tout doit
être pris avec un brin de détachement et d'ironie. Les normes de la
conversation ne reflètent pas nécessairement ce qui se joue dans le
cœur des hommes. Bien plus parlant, à ce point de vue, sont les
histoires dont hommes et femmes s'abreuvent. Le succès populaire de
la saga Twilight, chez les adolescentes bien sûr, mais aussi chez
des femmes d'âge mûr, révèle l'attrait persistant du mythe du
grand amour, condamné à être frustré dans la réalité.
Remarquons aussi avec toute l'ironie qui convient que le bellâtre de
service se rend coupable de nombreux actes (comme s'introduire dans
la chambre d'une fille pour l'admirer pendant son sommeil) qui
feraient de lui un dangereux « stalker » si il était
réel. Cela n'a pas empêché des millions de femme de rêver qu'il
en fasse autant avec elles.
Du côté des hommes, il
n'est pas un secret que leur respect ostensible des femmes
s'accompagne en privé d'une augmentation soutenue de la consommation
de pornographie, qui devient elle de plus en plus scabreuse. Ceux qui
ont lu le billet précédent n'en seront pas surpris.
Michéa soutient que mode de vie libertaire et économie de marché vont main dans la main. Il est peut-être temps de nuancer ce
propos – comme le dit Christopher Lasch, le but du marché est de
susciter des désirs, non de les satisfaire. L'image que donne du
monde la publicité est celle d'une orgie permanente, où abondent la
beauté, le luxe et le confort. Jamais une publicité ne montrera un
ménage pauvre où un individu laid – ces derniers seraient les
premiers à protester, car ils veulent se distraire de leur ordinaire
et entretenir l'illusion qu'une meilleure vie reste possible. Le
traitement réservé au sexe et à l'amour participe de cette
tendance générale : depuis la « révolution sexuelle »,
on veut nous faire croire que tous les désirs peuvent maintenant
être assouvis sans passer par les angoisses de la séduction ou les
douleurs du rejet. Le spectacle règne en maître sur le jeu de
l'amour, car il défini l'idéal du beau : les femmes fantasment
sur les acteurs et les chanteurs, les hommes sur les actrices
pornographiques, les deux sur des personnages de fiction. En
comparaison, les charmes de leurs congénères leurs semblent bien
fades et ils ne s'y intéressent que par frustration.
C'est de ce régime de
l'insatisfaction perpétuelle que s'alimente le marché.
Intrinsèquement incapable de satisfaire les désirs de l'homme qui
ne portent pas sur des objets, il constitue des idéaux dont les
objets deviennent les symboles. Pour ressembler aux personnages, ils
en achèteront la panoplie, pensant ainsi vivre comme eux. Mais le
charisme, l'intelligence, l'estime de soi, l'amour, rien de tout cela
ne peut s'acheter . L'idéologie du libre-choix est l'hypocrisie du
marché, qui glorifie l'individu maître de lui-même tout en
prospérant de son doute et de son aliénation.