La théorie libérale
dominante fait l'apologie du marché, conçu comme un mécanisme
vertueux permettant de satisfaire une gamme toujours plus étendue de
besoins et de désirs. Contre la tentation d'interférer, l'idéologie
oppose l'argument du libre choix : les activités et les achats
des individus étant librement choisis, toute règle imposée au
marché est une restriction des libertés individuelles.
Implicitement, l'individu
est conçu comme un être préformé, doté de préférences
préexistantes envers les différents produits qui lui sont
présentés. Il est supposé que tous les désirs sont susceptibles
de s'exprimer sous cette forme.
Le triomphe de cette
idéologie s'exprime notamment par l'extension sans limites du schéma
conceptuel du marché dans des sphères de la vie où jusque là il
était absent. Ainsi même les relations amoureuses tendent de plus
en plus à être envisagées comme l'acquisition d'un partenaire sur
le « marché » des amants. Les sites de rencontre font
office de salle de marché, et les conseils des « coach en
séduction » servent d'expertise en marketing.
Rien cependant n'est plus
absurde que cette réduction du désir à la consommation. Les désirs
humains ne portent presque jamais sur des objets spécifiques, dont
l'existence nous était d'ailleurs inconnue avant qu'ils ne soient
inventés. Ceux qui aiment nous rappeler nos origines animales et
notre rattachement à l'évolution darwinienne auront bien du mal à
expliquer la présence d'un désir d'Iphone, ou d'un goût
particulier pour les gros 4x4.
Au delà des besoins de
base, les aspirations de l'être humain portent sur des choses
immatérielles liées à la société : l'amitié, l'amour, la
reconnaissance, le pouvoir. La façon dont peuvent se réaliser de
pareils désirs est éminemment contextuelle – leur traduction
concrète est relative à l'environnement social et est donc
indéterminée. Comme les hommes n'ont pas le loisir de réinventer
la société à leur guise, ils sont obligés d'interpréter leurs
désirs en fonction des contraintes de l'environnement dans lequel
ils se trouvent. Mais si la solution que le marché leur propose
répond effectivement à cette attente, ils oublient trop souvent que
l'environnement lui même en est aussi le produit. Bien souvent, le
marché ne fait ainsi que nous proposer des solutions palliatives à
des problèmes qu'il a lui même créés. Ainsi, Facebook devient un
moyen indispensable de rester en contact avec ses amis; mais la nécessité de « rester
en contact » résulte du mouvement permanent auquel nous soumet
l'organisation moderne de la vie – il faut se déplacer pour ses
études, pour trouver un travail, et accepter les réorganisations
fréquentes auxquelles se livrent les entreprises.
La voiture est un moyen de
déplacement qui est rendu nécessaire par l'éloignement croissant
des commerces, des lieux de vie et des lieux de travail, et par
l'absence de solutions de transport alternatives. Ce n'est pas un
hasard si l'automobile est bien plus présente en milieu rural qu'en
agglomération parisienne : alors que l'agglomération
parisienne compte encore une densité importante de supermarchés et
une bonne desserte en transports en commun ; en milieu rural les
points de vente tendent à se concentrer dans des énormes
hypermarché, et les transports en commun sont rares.
L'idée même d'une économie
qui obéisse à la volonté du consommateur est une absurdité. La
temporalité de l'infrastructure industrielle est sans commune mesure
avec celle des désirs changeants d'un individu, si bien que des
choix faits il y a des décennies par nos parents continuent de
s'imposer à nous aujourd'hui. La technologie, une fois installée,
crée les conditions de sa propre nécessité. Une organisation
territoriale conçue pour la voiture rend vite inévitable son
utilisation. L'omniprésence du téléphone portable fonde l'exigence
d'être joignable en permanence, et le fait de ne pas en avoir
devient alors inacceptable. On n'est alors plus du tout dans le
monde enchanté du libre choix dont rêvent les libéraux. Cette
contrainte, cependant, nous est invisible, d'une part car nous
l'acceptons comme une donnée objective de notre situation, et
d'autre part car une propagande constante nous enjoint à l'aimer. Il
ne s'agit pas là d'une simple astuce de représentant de commerce,
mais d'une manipulation de grande ampleur puisqu'elle atteint les
mythes fondamentaux de nos sociétés : la réussite, la
liberté, le Progrès. La publicité confère à ses objets fétiches
le pouvoir d'incarner l'idée et de la rendre tangible.
Tout d'abord, elle leur
permet de signifier la réussite sociale : celui qui les
acquiert peut alors se prévaloir d'un statut, d'une légitimité. On
se souvient de Séguéla affirmant que qui n'a pas une Rolex à 50
ans « a raté sa vie ». On connaît aussi l'affection des
Américains pour les 4x4 surmotorisés – et nul ne
peut prétendre qu'il y ait là quelque motivation utilitaire, étant
donné que beaucoup de ces véhicules circulent en ville. L'idée que
l'on est dans un cocon, isolé du monde extérieur, la richesse
démontrée par la taille du véhicule, captivent l'imagination
américaine.
Dès lors que le produit
devient un objet d'envie, il permet de démarquer ceux qui ont les
moyens de l'acquérir et ceux qui ne l'ont pas, jusqu'à ce qu'enfin
ce rôle suffise à lui seul à justifier l'envie initiale. La
dynamique est universelle, mais la publicité s'en est servie pour
assurer un débouché pérenne à un des produits phares de
l'industrie.
Quid cependant de ceux qui
ne se sentent pas en phase avec la société, et pour qui la réussite
dans le système est un repoussoir plutôt qu'un idéal ? La
publicité s'adresse aussi à eux, en subvertissant leur idéal de
liberté. Née dans le creuset des affrontements idéologiques de la
Guerre froide, l'association entre consommation et liberté a depuis
permis d'apprivoiser le sentiment contestataire des jeunes. La
liberté, c'est la capacité de se rebeller – et la publicité a
compris qu'elle avait tout à gagner à proposer au rebelle de quoi
satisfaire son désir de choquer le bourgeois. Ainsi nous avons eu
droit à une succession de styles musicaux et vestimentaires
loufoques, voués tour à tour à l'abandon une fois que leur
récupération par le spectacle était devenue patente.
Enfin, le capitalisme étant
par essence dynamique, portant en lui l'élan d'une croissance
ignorante de toutes limites, il lui faut sans cesse ouvrir de
nouveaux marchés. Le mythe par lequel la publicité suscite
l'attirance du consommateur pour les nouveaux produits qui lui sont
proposés est celui du Progrès. Le client a l'impression de
participer par son achat à un mouvement grisant d'accélération
sans frein des voyages et des échanges, d'accroissement sans limite
des possibilités de conquête, et de service mécanique toujours
plus satisfaisant et attentionné. Dans ce contexte, il n'est guère
étonnant que les questions plus terre à terre de l'utilité
concrète de tel ou tel objet technique ne se posent même pas. Il
est par exemple remarquable que l'arrivée des « objets
connectés » nous soit présentée comme inéluctable sans que
personne ne songe à expliquer au public à quoi peut bien servir une
connexion internet sur un frigo. Cela signifie clairement que les
industriels ont envisagé de produire ces objets
indépendamment de toute volonté exprimée par les clients, et
qu'ils ne doutent pas le moins du monde d'arriver à leur trouver un
débouché en dépit de leur inutilité patente. Là où la Rolex et
la grosse berline signifient l'atteinte d'une situation désirable,
un statut qui se suffit à lui même, l'acquisition d'un gadget
« innovant » traduit le désir de rester jeune, c'est à
dire de se montrer en phase avec les bouleversements à venir.
Il y a donc bien longtemps
que le marché ne se contente plus de produire des objets afin de
satisfaire les besoins « objectifs » des hommes : il
produit maintenant à la fois le désir et le moyen de le satisfaire,
le client et l'objet, l'amputé et la prothèse.
Domestiqué sans le savoir
par cette logique infernale, l'homme moderne est aliéné de ses
désirs qu'il coule systématiquement dans le moule de l'acquisition
marchande. Ignorant de plus en plus la nature de sa condition, il ne
lui reste que l'écho lointain d'une autre vie.